Epigraphe

Franz Kafka : “Je ne sais pas si je suis début ou fin”.

Leonor Fini : “Les tableaux sont des images porte-parole. Ils racontent les chemins suivis, les chemins dérobés. Il n’y a rien à ajouter. Il n’y a aucune allégorie, mais, plutôt, une insoumission à l’allégorie”.

Epigraphe que le narrateur a préférée au traditionnel avertissement : “Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant réellement existé serait purement fortuite”.

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Chapitre Un : Jacques et Cathy Paddon au Lycée

Son regard se méfiait de ces silhouettes dessinant, par hésitation des ombres et lumières, les contours des objets, paysages et personnes, sans que le volume apparaisse sur l’autre rive, à un bord, en somme, de la vue. Jacques crut voir un de ces volumes, un jour, glisser du bord de l’oeil de Cathy, comme une larme. Il tourna alors la tête en direction de ce qui avait pu s’imprimer sur la rétine de Cathy.

Jacques se rappela que Cathy Paddon lui avait confié que l’on s’était souvent moqué de ce nom anglais insolite pour les lycéens de Caen. “Pas done!”, “Pardon!”, singeait t-on ce nom. Curieusement, du temps de leur scolarité commune, ils étaient devenus ennemis à la suite d’une composition de français où il fallait raconter un rêve. Il s’avéra qu’ils avaient tous deux rêvé, en tout cas raconté, qu’ils devaient faire une promenade en barque avec leur meilleur ami. Or, au moment de monter dans la barque, ils s’apercevaient que le meilleur-ami occupait toute la barque, de sorte qu’ils ne pouvaient pas y monter, et celle-ci s’éloignait lentement tandis que l’autre, de l’intérieur, tendait la main d’un air engageant vers le rivage, souriant affectueusement et confusément tout ensemble. Les deux rédactions, dans un style très différent pour ne pas dire aux antipodes, datant du mois d’octobre - or à si peu de temps de la rentrée scolaire ils n’avaient pas eu le temps de devenir amis - les présentèrent l’un à l’autre en ennemis plus sûrement encore qu’un tiers subversif ne l’eût fait. Chacun reconnut en l’autre le meilleur - ami accaparant toute la place dans la barque.

A l’avenir, Jacques et Cathy ne s’enfermèrent que plus farouchement dans leur sphère d’intérêt. Elle faisait le mort en flottant presque à la surface des eaux usées de son quotidien excluant le quotidien. Il arrivait à la “morte” de boire la tasse qui tenait moins du bouillon de 11h. que de l’eau de vaisselle. Jacques, de son côté, s’était juré de ne plus impliquer ses rêves dans un travail scolaire, quel qu’il soit.

Certes il y avait bien eu, peu de temps après cette histoire de rédaction, ce spectacle de marionnettes organisé par le prof. de dessin et qui les avait troublé : des marionnettes racontaient le mythe de Cassandre, évoluant derrière un rideau noir rectangulaire d’où émergeaient juste leur tête et leurs pieds. Pour une fois, au lieu de se faire des pieds de nez, ils se sourirent. Mais la représentation terminée et son aura diluée dans le sillage du temps, les pieds de nez avaient repris cours. Jacques jouait des muscles de l’esprit en cours de thème, faisant admirer auprès de ses camarades le gonflement de ceux-ci, tandis que Cathy, cherchant à faire toujours plus de jeux de mots avec son nom, ressemblait, pour peu que l’on prit son stylo pour un scalpel, à un chirurgien de l’absence. Se servant du pouvoir d’évocation que les mots avaient sur elle, elle se saisissait de quelques uns, les faisait prendre comme du ciment pour s’enfermer dans cette forteresse de fortune et d’infortune, écrivant des mots à la fois vierges et putains de sens. Après tout, le lecteur n’aurait qu’à choisir entre prendre la vierge ou la putain. Ce style si lourd d’insaisissable, dont le professeur de français finit par comprendre qu’il s’adressait surtout à Jacques, ressemblait trait pour trait à cette phrase qu’il avait donné à commenter dans le contexte d’une étude sur Baudelaire : “Le premier regard sera le dernier”. Le prof eut soudainement l’envie de prendre le style de Cathy sur son dos et de le déposer là où il lui semblait devoir atterrir : devant une personne et non seulement devant un rôle. Devant personne, comprit Cathy. Or Jacques, après avoir reçu - à compter du lendemain suivant la confidence que Cathy lui avait fait au sujet des moqueries lancées sur son nom - une série de lettres de sa meilleure amie-ennemie dans le style que nous venons d’évoquer, y vit comme un rituel de répétition de leur rêve commun. Cathy Pas-done était-elle tombée éprise de ce rêve à travers lui ? A l’issue d’un entretien entre Jacques et le prof de français, ce premier avait promis de tenter une réconciliation avec Cathy, mais là, non, vraiment, il trouvait que cette Pas-done jouait les Cassandres d’une façon trop tragique à son goût. Et encore, elle brouillait les pistes du tragique, en révélait une inattendue - “En faisant de moi un être mythique !” pensait Jacques en même temps qu’il eut un petit rire. Il eut tout loisir d’observer Cathy se camper toujours plus radicalement dans une posture de mime de l’absence.

Maintenant en Terminale, Cathy avait gardé des contacts affectueux avec son prof d’allemand de Seconde, Mme Teest, à qui elle se confiait énormément. Inquiète, celle-ci considérait cette adolescente dont la sexualité naissante lui semblait de plus en plus se confondre avec un rêve d’Icare. Jacques, de plus en plus docte - mot auquel il ajouterait vraisemblablement une syllabe après quelques années universitaires prometteuses - et féru de psychologie, avait trouvé un moyen de se mettre à l’abri de cette “amie” aux détresses trop encombrantes car trop discrète : il lui suffisait d’agiter la “muleta” couleur “Névrose” pour que l’autre grimpe aux rideaux de sa peur, de sa honte.

Drôle de taureau, qui fuit la muleta au lieu de foncer sur elle. Le prof de français de Seconde, retrouvé version philosophie en Terminale, et qui suivait de loin, à l’occasion, l’évolution de Cathy, soupçonna que la couleur de la muleta n’avait sans doute pas l’effet escompté par Jacques : il se pouvait que Cathy s’évanouisse dans la couleur complémentaire au rouge, hantée qu’elle était par le spectre de cette couleur complémentaire. Cathy s’amusait à songer (car elle ne pensait pas ; elle songeait) que si Jacques pouvait décidément ressembler à un fort-en-thème, le prof de français et de philo ressemblait, lui, à un « fort en version ». Cathy n’était ni l’un ni l’autre.

Que ce soit Jacques et Cathy, Jacques et Pardon, Jacques et Pas-done, le prénom de Jacques avait la propriété de rester constant. Cathy se battait contre l’importance d’être constant, aux côtés (fantasques) d’un Oscar Wilde. Jacques et Cathy découvrirent tous deux qu’ils menaient le même combat, à ceci près que Jacques n’y impliquait que peu sa personnalité, tandis que Cathy s’y était plongée jusqu’à forger sa personne en sujet-objet de cette lutte. Entre les deux : un mur. Ô ça, il n’y avait pas d’lézard pour ce qui était de ce mur. Jacques lézardait dans ses théories ; Cathy Pas-done était mise au pied du mur.

Un jour, alors que le prof de dessin guidait sa classe à une exposition du peintre Léonor Fini, Jacques et Cathy trouvèrent un lézard ailleurs que sur le mur : le tableau intitulé “Chambre d’enfants” représentait deux petites filles pourvoyant à leur éducation en considérant chacune à tour de rôle sur un miroir-gentil-miroir posé par terre…un lézard. Dès lors, ils mirent un zèle hâtif à arpenter la distance qu’il pouvait bien y avoir entre le miroir-lézard et le mur qui se lézarderait. Seulement, y’avait un lézard, et un gros, même : cette lézarde que Jacques voyait en hypermétrope et Cathy en myope leur donna l’impression toute astigmate et peu agréable qu’un lézard leur courait sur le corps, comme si brusquement ils devaient se retrouver qui avec un bras trop court, qui avec un bras-rhinocéros. Le face à face de ces deux-là abolissait toute loi de proportion et défiait celle de la complémentarité. Jacques fut pris de court par la vision lointaine que Cathy avait de lui ; elle fut prise de distance par la vision si précise que Jacques avait d’elle. Jacques se distancia ; Cathy revêtit la distance comme habit de sacerdoce.

“Pas de don !”, disaient distanciation et distance. En cela, Jacques rejoignait Cathy pour une fois. Mais quelle Cathy rejoignait-il, au fait ? Pas-done ? Pardon ? Sans doute pas, en tout cas, tous les verbes à tous les temps que Cathy avait associé à son nom, faisant celui-ci verbe -verbe dont elle avait ensuite cherché les correspondances : l’imparfait du présent, le participe du passé, le passif actif… Mais tout ceci nous entraînerait dans un puits où poésie et grammaire se marient à blanc et au noir. Accoudons-nous à la margelle de ce lieu.

A quelle Paddon Cathy ressemblait.

A cette question, le narrateur répond : “Je pose” : la voix de Jacques ne monte jamais d’un ton plus haut que ses analyses. “Je retiens” : une Cathy qui donnerait un peu d’elle-même tout en se gardant d’être prodigue de sa personnalité. “Je pose” : la voix de Jacques s’applique mot à mot à respecter les frontières de l’autre. “Je retiens” : une Cathy qui chanterait juste, et non simplement de justesse comme le peut une Pas-done. “Je pose” : la voix de Jacques s’écoute dans un champ de vision. « Je retiens » : une Cathy dont la voix est à l’écoute, et non simplement un pas-done à l’écoute de sa voix. “Je pose” : la voix de Jacques a fait l’expérience de la relativité. “Je retiens” : Cathy devrait faire de même…

« je pose » : la voix de Jacques sait nourrir en finesse ses paroles. “je retiens” : la voix de Cathy chante les finesses à plein volume. “Je pose” : la voix de Jacques est boulimique d’observations tandis que celle de Cathy est boulimique de regards ; “Je retiens” : Jacques doit souvent mettre sa subjectivité en suspens, tandis que Cathy se suspend à elle. Gare aux coutures qui craquent les jours de grande fragilité. C’est qu’elle s’y cramponne bec et ongles. “Je pose” : la voix de Jacques essaie de mettre en lumière les contrastes. Parce que très réservé sur lui-même, il peut trancher dans le vif. “Je retiens” : Cathy fuit ces lumières comme un papillon se rappelant brusquement qu’il s’y est déjà brûlé les ailes. “Je pose” : les mots et la voix de Jacques sont ponctuels. “Je retiens” : tous ont fini par se lasser d’attendre en vain Cathy, ponctuant toutes ses promesses de points de suspension.

Cathy épluchait ses fictions ; elle écrivait “Lis-tes-ratures” en baptisant ses mots “Ophélie”. Artificier du sacre, elle parlait sacrifice. Confronter sa pure poésie aux idées de Jacques mettait ses mots forgés en radicaux de sa vie sens dessus-dessous. Celui-ci lui avait dit : “Tu voyages dans tes traits d’union, de jeux de mots en jeux de mots. Trois p’tits chats, chapeau d’paille, paillasson, somnambule, bulletin, etc. J’ai rien à voir là-dedans”, tandis que Cathy, qui était en absence de mots, s’était obstinée malgré cela à suivre son écriture. Elle s’imaginait contourner sa peur de la rature en lui sautant dessus à pieds joints. Cathy pose : la voix de Jacques pose des questions. Jacques retient : la voix de Cathy se pose à côté des questions. “Ce n’est pas une réponse !”, pensait Jacques, furieux.

Il advint que pendant cette année de Terminale, Jacques et Cathy se distinguèrent tous deux par un brillant exposé en cours de physique. Le premier parla du soleil, la seconde de la lune. La classe entière pouffa de rire : “S’ils se rencontrent, ça fera une éclipse !” Cathy se crut alors obligée de prendre ses quartiers dans la lune, ce qui ne l’empêchait pas de chahuter avec malignité la prof d’anglais. Elle saisissait l’occasion du moindre devoir à rédiger pour se lancer dans des essais échevelés. Invariablement, Mme Dump l’exhortait : “Ne faites pas de hors-sujet ! Quel est votre objectif ?” Elle écrivait ses annotations en rouge et cette fois-ci, Cathy ne s’évanouit pas dans la couleur complémentaire, le bleu : “Objectif Lune rousse !”, lança-t-elle devant la classe hilare (Mme Dump était rousse).

Peu après elle fit un rêve marquant, non partagé par Jacques, pour cette fois : un homme et une femme se tenaient debout, habillés l’un en rouge, l’autre en vert et portant chacun un masque assorti à leur très ample robe. Les cordons servant à nouer ces masques étaient défaits, ces derniers portés à l’envers, comme collés à leurs cheveux. Tous deux se regardaient. L’homme se tenait à cette distance nécessaire de la femme pour pouvoir toucher de sa main, à bras tendus, les épaules de celle-ci. Ainsi, les deux robes très longues se déployaient et recouvraient entièrement les personnages tout en se portant au-devant d’eux. Un drapé les habillant en les dénudant, ou bien l’inverse, les faisait ressembler à un devant de scène tel qu’il apparaît au spectateur lorsque les rideaux sont encore fermés et qu’il attend le spectacle. Ce théâtre aurait pour seul éclairage la croisée des regards se jouant à rideaux fermés. Certains spectateurs semblaient suivre des yeux, sans en perdre une miette, l’inertie de ces rideaux, comme s’ils étaient à un défilé de mode ; d’autres semblaient suivre avec intérêt le déroulement d’une pièce, une “comédie humaine” dont la trame se jouerait à même le rideau. Cathy mit du temps après son réveil pour se rappeler ce tableau de Leonor Fini contemplé lors de la dernière exposition de l’artiste - exposition que Jacques avait d’ailleurs boudée. “Je pose” : toujours inhibée par ses jeux de mots, Cathy calquait “pressentiment” sur “ressentiment”, si bien qu’une méchante feuille de papier calque trônait toujours entre Jacques et elle. “Je retiens” : les conflits qui ne manquèrent pas d’en résulter, qui semblèrent se jouer, du moins Cathy visualisait-elle la scène ainsi, à rideaux ouverts, de telle sorte que les deux personnages de son rêve se désincarnaient au fur et à mesure que s’ouvraient les rideaux - ce croisement d’étoffe tissant le drapé de leur habit. Seuls les visages restaient impavides, tandis que les corps, aux endroits recouverts par l’étoffe, s’estompaient jusqu’à laisser place à ce qui devait être représenté sur scène. La pièce qui se jouait alors semblait accumuler les actes manqués.

Jacques attendait un théâtre des sens, or Cathy, d’une main capricieuse, laissait tomber à la trappe du sens les actes manqués atterrissant pile à la place du souffleur. L’intrigue tombée à la trappe, les spectateurs - Jacques en particulier - finissaient par tenir Cathy pour une intrigante. Cependant, il semblait à Cathy qu’intrigue et anecdote dramatiques étaient vouées au secret et ne pourraient jamais être hissées sur scène qu’à l’aide de treuils, ces avatars modernes, selon elle, du “deus ex machina”.

“Je pose” : Cathy sur scène et son message à la trappe du souffleur. “Je retiens” : certainement pas le spectateur !

La fin de l’année scolaire prenant pour Cathy des allures de bachotage (elle n’avait rien fait de l’année en maths) ; Jacques préparant ses dossiers de concours d’entrée en hypokhâgne, les choses en restèrent là. Paradoxalement, Jacques et Cathy se quittèrent sur un air de connivence, l’un structuré autour de ses actes ; l’autre nimbée de ses actes manqués. Ils se serrèrent fermement la main, avec la réserve qui, si elle était propre à la nature de chacun, n’en était pas moins exempte d’une certaine raideur. Jacques avec une réserve sans défaut ; Cathy réservée par excès.

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Chapitre Deux : Cathy, Narcissa et les hommes mariés

Vint pour Cathy le temps du premier petit ami. “- Ce n’est même pas que tu sois amoureuse d’abstraction”, lui dit-il. “Tu es amoureuse abstraitement. Dans l’absolu, tu es amoureuse”. Cathy rêva qu’un étang recouvert de nénuphars, alors qu’elle se promenait en forêt, avait attiré son attention. Elle affectionnait particulièrement deux noms anglais de fleurs : “waterlily” et “daffodil” ; contemplait cet étang : les nénuphars se déplaçaient constamment, leur mouvement proportionnel à leur démultiplication. Ces nénuphars recouvrirent bientôt plus qu’entièrement l’étang, de telle sorte que les promeneurs se laissaient berner, croyant marcher sur un étang asséché, au courant végétal. Seule Cathy restait au bord, sachant à quoi s’en tenir. Une semaine auparavant, s’étant promenée dans ce bois qui lui est très familier, elle avait admiré ce même étang, intriguée par le peu de nénuphars qui flottaient à la surface. Son fond aurait enchanté un peintre, tant il semblait se composer de variations en vert.

Les volumes, pour ce qu’on pouvait en apercevoir, étaient comme sculptés par leur couleur. Contours et couleurs, dans leur symbiose, semblaient déterminer les mouvements de l’eau. C’était la fin de l’après-midi, la lumière particulière de septembre dentelait de vif les arbres qui furent bientôt voilés par un ciel rassemblant tous ses nuages. Les nénuphars furent relayés par les nuages, Cathy observait leur ballet sans figures et comme muré dans la surface de l’étang. L’horizon déployant ses bras de brume barrait la vue à Cathy qui sentit presque d’abord ce “bras”, puis la main qui le prolongeait, posés contre ses yeux lorsqu’elle regardait les eaux de l’étang. Allait-elle rester là, à s’enliser dans le marécage de cet aveuglement. Elle se sentit portée à continuer sa promenade en compagnie, de cette “main”, lunettes paradoxales. Cette “main” ne contredisait pas la vue ; elle la condensait pour la faire pleuvoir en pas. Cathy, nuage sur les yeux, avançait à pas de pluie. Elle eut l’impression de promener les eaux de l’étang au fil de ses pas, ce dernier formant le rivage de cette excursion. Ses pas “tombant” à tâtons, ainsi que la pluie.

“Je pose” : à décrire et écrire sans cesse les traits d’union, Cathy croyait y vivre. Les autres voulant venir à elle devaient faire le trait d’union, sinon elle se relayait elle-même dans le déplacement. “Je retiens” : jusqu’à présent, elle n’avait expérimenté la poésie que dans le jeu des mots, là où elle vivait. « Trois p’tits chats… » (Un refrain qui semblait fasciner les hommes mariés). Plus elle avançait, plus ses pensées oscillaient, telles le balancier d’une horloge, entre Jacques et elle. Encore s’agissait-il là d’une traduction du narrateur du mouvement des pas en mouvement de la conscience, car Cathy, elle, cheminait en sens inverse. Le narrateur, pour traduire de justesse ces moments, doit avoir recours à un contresens bien spécifique. D’ailleurs, ce furent souvent les choses observées par Cathy toute occupée d’elle-même qui firent contresens, c’est-à-dire qu’elle intégrait à rebours ses quatre vérités.

“Je retiens” : le narrateur doit faire des contresens pour traduire les faits et mots de Cathy, et cela même sans qu’il prenne parti pour l’une ou l’autre des figures - Jacques, Cathy, Mme Teest, le prof de français-philo. “Je pose” : la fiction peut être ce félin qui, guettant la réalité et bondissant en acrobate parfois incertain sur celle-ci, a la possibilité de retomber sur ses pattes, de justesse. Qui irait affirmer que fiction et réalité n’ont pas tant soit peu bougé pour autant. De cette promenade, Jacques aurait pu dire quelque chose du genre : “C’est comme écrire une page d’amour en gardant toutes les images pour soi. Or ce sont les images qui aident à tourner les pages”.

Cathy avait pris conscience du mouvement par le regard. Cependant, il était régulièrement advenu que sa faculté de regarder se liquéfie entre ses doigts, comme lorsque quelqu’un de très assoiffé vient de trouver une fontaine à eau potable, mais est d’abord trop impatient pour saisir assez d’eau dans le creux des paumes réunies en coupelle, l’eau lui glissant des paumes au bout des doigts. “Ecrivez ! Vous avez de l’écriture au bout des doigts de l’âme !”, avait solennellement - mais sans raideur aucune - confié le prof de français-philo à Cathy en fin de Terminale. Celle-ci tenta d’écrire. Se créa un personnage : Narcissa. En disant : “tenta d’écrire”, le narrateur entend qu’elle se laissa tenter par l’écriture, ne faisant que réfléchir sa Narcissa, persuadée qu’elle était de réfléchir sur elle. Son écriture dans le jeu des mots constituait le pur contour d’une médaille, celui frappé par les hésitations entre ombre et lumière, et non l’avers ou l’envers de cette médaille. Cathy se demanda combien de jeunes esthètes et d’hommes mariés avaient pu tomber amoureux de ces contours, de cette ombre chinoise qu’ils prenaient pour une Geisha.

Cathy vivait son écriture-conflit en dilemme entre vivre en tentant de “conventionner” ses dons d’artiste d’une part et mourir de se dire d’autre part. Or elle voulait rejeter les dilemmes, dont Mme Teest lui avait appris à se méfier : « - Ce sont tous des faux ». La Narcissa de Cathy peinait pourtant : “La traversée des miroirs met à plat”, écrivit-elle, ou encore : « Un désert de mots, où chaque tempête d’image me fait me retourner dans le sable »

Si sa Narcissa n’était qu’artiste (très bohème !), Cathy, elle, était bien plus artisan (disons : apprentie pleine de défauts) qu’artiste ! Cette pensée réveilla ou attisa en elle une rivalité non encore résolue entre ce qu’elle appela “l’artistissime” et “l’artiste-artisan”. Cathy trouvait dans toute atmosphère de passion des illustrations de sa Narcissa “artistissime”. Ce furent des ballets de Béjart qui révélèrent à Cathy un équilibre dansant entre artistissime et artisan. Cathy fit ainsi l ‘expérience salutaire d’un monde tout aussi emprunt de magie que de technique.

C’est alors que son l’attention se porta bientôt vers une des enseignantes en Langues et Civilisations Germaniques dont elle suivait les cours à l’université. Car Cathy se destinait à l’enseignement des langues vivantes. Le nom de cette personne combinait un mot latin (langue savante et morte, donc chère aux universitaires) signifiant la grandeur, l’altitude - altus - avec une syllabe à sonorité douce, usuelle dans certains patois du Sud de la France, souvent utilisée comme suffixe diminutif - ou. La voix de Mme Lilie Altou était appliquée et douce. Cathy se mit à l’observer rien que pour voir si docte et doux faisaient bon ménage.

Elle se souvint avoir dit en cours de maths, exprès pour exaspérer Jacques, bien sûr, que les racines n’étaient pas carrées, mais qu’elles pouvaient avoir des ailes. Faut-il préciser que les jeux de mots de Cathy pouvaient évoluer en tissages de mots pour leur forme la plus heureuse, et en associations d’idées pour le moins risquées, sinon calamiteuses : ainsi, elle se demanda les rapports existant entre la poésie pure, le chevalier d’Eon et Orlando. Pensant à l’amour, elle écrivait sur la castration et se dit que la castration d’un être présupposait parfois que cet être soit deux. Orlando serait ainsi un mélange d’Orphée et d’ Eurydice. Ces bribes de réflexion sur les racines ailées, Cathy les censurait dès qu’elle se trouvait dans l’enceinte de l’université, domaine où l’on attendait d’elle qu’elle choisisse entre chair et poisson. Cathy écouta des airs d’opéra chantés par des castrats. On aurait dit de la poésie pure. N’était-il pas possible qu’une musique rigoureuse fît de cette voix un opéra ? Ou bien devait-il en être ainsi - une tragédie d’opérette : le chanteur castré par la musique. Cathy était lac ; Mme Lilie était montagne. Un mouvement horizontal en rencontrant un vertical peut représenter un chemin de croix (drôles de mots croisés).

Chemin de croix : la croix d’un départ, de départs entre voix et musique. Et si, en échangeant des regards, on échangeait sa croix contre celle de l’autre ? Que cet échange survienne « de justesse » ?

Ici, le narrateur a un haussement d’épaules et se contente de recopier mot à mot la réflexion de Cathy, ne se distanciant de cette dernière que par un signe de ponctuation (les guillemets). Il faut dire que notre narrateur est protestant ; depuis sa plus tendre enfance il entend le pasteur répéter : « Chacun porte sa croix ».

“Il en va de l’amour comme de la réflexion : si le regard, chrysalide de la subjectivité, ne finit pas par prendre son envol, regards et subjectivité rateront tous leurs rendez-vous !”, avait dit en cours Mme Lilie. Face à elle, Cathy gardait souvent les yeux baissés. Non par timidité, mais parce qu’elle était toujours à la recherche d’associations d’idées qui attireraient l’attention de Mme Lilie et scrutait laborieusement le sol comme à l’affût d’une pièce de 1 € qui traînerait dans la poussière. Absorbée par cette recherche d’importance, elle comprit le message à l’envers : “Si la subjectivité ne finit pas par prendre son envol (etc.)”. Cathy rêva, la nuit suivant un cours de Mme Lilie sur “l’ange de l’histoire” de Walter Benjamin, qu’elle était devenue, pour sa part, l’ange de la réalité. Pénible gymnastique. Elle rêva aussi qu’au lieu d’être suivie par la réalité comme par son ombre, elle qui, justement, voulait que ses rêves suivent Mme Lilie comme une ombre, elle rêva, donc, qu’elle avait perdu cette ombre tout en se devenant à elle-même pur écho. Mme Lilie, prisonnière de l’immensité d’une forêt, appelait Cathy, voulait lui parler et la cherchait de son tendre regard noir. Voulait-elle entretenir Cathy de « La Confusion des sentiments » de Stefan Zweig ? Pour toute réponse, l’enseignante n’obtenait qu’un écho, une voix prisonnière de son horizon.

Echo, cet angelot du caprice brisant pour un oui pour un non la baguette de coudrier qui lui a été attribuée. Il y avait aussi ce jeu de mots de Cathy : du manque de poésie dans la vie, elle disait faire une poésie du manque. Elle nota :
“écri-vain”, ou encore : “Je n’ai pas les moyens d’être moi-même”. Tombant amoureuse, Cathy était aux trois-quarts attirée par des traits d’absence de l’autre, et à un quart par sa présence, si bien que ce peu de présence de l’autre relevait du télescopage lorsqu’il survenait. Un oasis dans le désert sorti comme un diable de sa boîte, vous flanquant son poing en plein visage. Son oasis, Cathy se le prenait en pleine figure.

Oui, oui, oui. Se pouvait-il que l’autre soit jalouse de ce baiser d’absence que Cathy reçut déposé sur sa joue, sur sa bouche. Qu’elle ne lui pardonne pas cette intimité avec l’absence, soit. Mais ce quart de présence, qui agit sur elle au quart de tour et la fait réagir de même, si l’on en croit la manière qu’elle a de vivre ses jeux de mots - jeux qui savaient se jouer des quiproquos du réel (bye bye les hommes mariés), ce quart de présence, qu’en faire… Au lieu de partir au quart de tour vers les jeux de mots, un quart de tour vers l’autre. “Je pose” : Cathy au quart de tour. « Je retiens » : un quart de tour qui n’est pas un demi-tour.

Les jeux de mots de Cathy : quelle course pour rattraper les mots par leurs sens, leur essence. Cette projection sans distanciation ressemble à une farce de Mardi gras (les œufs et la farine en masque facial).

Le narrateur agacé à Cathy : “Et comme ça, vous attendez que le spectateur assume la fonction de distanciation ? Ma petite, ce n’est pas un psy, votre spectateur. »

Cathy, mystique de l’absence, danse son boléro, espère créer une présence. Elle s’entête à vouloir remplacer les rythmes par les mélodies - notamment les rythmes de l’histoire par quelques mythiques mélodies, après quoi elle essaye d’appliquer ces mélodies à ses petites histoires. Ainsi Mme Lilie reçut un message de Cathy qui la rendit perplexe : « - Il faut se débarrasser des mélos-dits de l’histoire ». Cathy, revenue à la préhistoire, voulait enflammer les coeurs en frottant deux pierres.

“Le jaillissement de la flamme, s’il survient, proviendra à coup sûr de l’usure…” commenta le narrateur en soupirant lourdement sur ce dernier mot tandis qu’il se laissait tomber sur une chaise, las de ces bouts d’histoires et de mythe que Cathy effilochait avec acharnement au lieu de chercher leurs raccords.

“Je cherche à libérer cette cariatide de mes visions qu’est l’absence”, avait écrit Pas-done.

“L’allégorie est un travail sur la fin”, avait dit le prof de français-philo la dernière fois que Cathy l’avait rencontré. Puis il lui avait cité une phrase de Nietzsche : “Meurs et deviens !” A défaut de pouvoir expérimenter une transition entre ces deux phrases, Cathy vécut en aveugle les conflits que générait en elle l’absence de transition, à moins que ce ne soit l’absence de transition possible. Cette phrase de Nietzsche évoquait pour elle une étrange relation à l’autre, à qui on dit « bonjour » et « adieu » à la fois. Observant Mme Lilie, elle ressentit que celle-ci travaillait sur une continuité, tandis que Cathy chutait dans des puits comme d’autres prendraient l’ascenseur. Faut-il que le narrateur spécifie qu’en écrivant : “Cathy et Mme Lilie s’étaient donné rendez-vous. Elles s’attendirent l’une à l’ascenseur, l’autre à la margelle du puits et ne se rencontrèrent donc jamais”, il contreviendrait à l’objectif qu’il s’est fixé : raconter l’histoire de Cathy Paddon et de Lilie Altou, et basta.

“Je pose” : un dénouement fabriqué comme un textile synthétique ; “Je retiens” : des instantanés de situation. Cathy résolut d’écrire en imaginant, posé sur un coin de son bureau, un sablier dans lequel les regards et les images vivantes s’écouleraient en une rencontre mutuelle toujours accomplie, toujours recommencée. Elle songea, en considérant le mouvement du sable, aux trajets que pourrait bien emprunter la fiction littéraire. “Que seraient les vitraux, ou les pierres, sans la lumière ?”, lui avait dit Mme Teest. Cathy entrevit que jusque là, elle s’était dilapidée dans ses contrastes, dans ceux qu’elle avait déclarés siens, sans même songer à s’y récupérer, telle une amazone échangeant un sein contre un fer de lance.

De son côté, le narrateur cherche comment aller repêcher l’inénarrable Cathy au moyen de la fiction. Il ne peut que constater comment l’étudiante se heurte de plein fouet à la fiction, désemparée et douloureuse. Pour Cathy, “fiction” signifie “fixation-factice”.

“Je pose” : Cathy cherchant à cerner l’image dans sa dynamique d’absence ; je retiens qu’elle perçoit la dentelle vivante aux arbres de septembre. A l’occasion d’une autre promenade au bois à l’étang fascinant, Cathy eut la sensation d’être assise, jambes et bras tendus et tournant sur elle-même, comme cherchant des pieds et des mains l’horizon. Elle se dit qu’elle faisait des pieds et des mains pour chercher l’horizon. “Vous rêviez ? Eh bien, aimez, maintenant !”, telle était l’étrange variante d’un vers de “La Cigale et la fourmi”, telle qu’elle lui vint à l’esprit, au bord de l’étang.

Elle ne pouvait contempler les nuages sans prêter attention aux racines, à l’humus. Le regard chevillé aux pas, elle avançait. Se comprenant encore en jeux de mots, elle se dit qu’elle n’y voyait pas plus loin que le bout de ses pieds. Recluse dans ses jeux de mots, elle manqua bien des rendez-vous avec des images en elle qui ne jouaient pas aux mots. Avec des images qui ne sont pas au mot près, qui ne se bornent pas à réfléchir la lumière sans en avoir digéré la moindre fibre. Or Cathy vivait en noir et blanc - et désespérait parfois. Elle pensait à blanc et au noir. Ce fut en contemplant l’humus des forêts qu’elle se sentit naître à la couleur. Jusqu’alors, elle s’était consolée du manque de couleurs en improvisant au clavier des mots. Contemplant un tableau de Léonor Fini, “L’Egarée de Staglieno”, elle avait écrit : “Baîllonnée de noir, Narcissa errait dans les images blanches”. Il faut dire qu’au cours de cette ère du noir et blanc, Mme Lilie l’observait bien plus que Cathy, elle, n’était capable de l’observer. Dans un de ses cours, elle glissa une citation de Kafka tout en regardant Cathy dans le blanc des yeux : « un écrivain ne devait pas se préoccuper des mots ; il importait avant tout qu’il soit à la hauteur de ceux-ci ». Entendant cela, Cathy dit à Mme Lilie : « - Vous avez les yeux d’un noir limpide ». Et avec l’esprit de conséquence que nous lui connaissons, elle écrivit au prof de français-philo, disant qu’elle était dans le rouge.

“Je pose” ; “Je retiens” : ce sont les calculs de la fiction. Lecteur, auteur - le cas échéant, cela peut revenir au même : les deux se trouvent dans la fiction. Si le lecteur n’était pas déjà présent dans la fiction, il serait réduit à un simple facteur mathématique : il ne serait que le produit de l’opération “fiction” multipliée, divisée, soustraite, additionnée par le facteur “auteur”. Et la « fixion » de fixer le lecteur d’une prunelle de Gorgonne…

Cathy fut d’abord persuadée que la réalité opérée par la fiction ne ferait pas un compte rond. Que faire des décimales, des demi-mesures. Quelle castration, détournement de fonds, etc. Puis elle soupçonna que lorsque les chiffres de la réalité ne faisaient déjà pas un compte rond, les opérations de la fiction devraient aider à calculer ces chiffres de la réalité à la décimale près, à la virgule près. C’est ce qu’on appelle faire le point. Précisons que cette idée, dont l’essentiel est encore dû à la pensée dans le jeu des mots, vint à Cathy après quelques heurts avec Mme Lilie. Cette dernière, en effet, ne savait plus par quel moyen inculquer le langage du raisonnement universitaire à cette étudiante à la fois si habitée de vie et si complexée face à celle-ci, à en perdre toute notion de bon sens. Elle commençait à perdre patience. Cathy lui semblait souffrir d’un dérèglement des cinq sens de la raison. Ces cinq sens, elle les avait à fleur de peau ou en carapace, tour à tour. A quand la transformation de ces cinq sens ténus comme un contour, pour atteindre et épouser la plénitude d’un matériau ? La main de Cathy sur le sein de Mme Lilie ?


Cathy rêva de la beauté comme étant composée de vie et de poésie. De la beauté poérotique. Dans cette composition n’entraient cependant pas d’anecdotique, pas d’histoire, pas de projection, bref, rien qui n’offrît une quelconque prise à une main amoureuse. Elle rêva que cette beauté poérotique avait traversé, telle une boule de feu, ou plutôt telle un jeu de boules de feu, la littérature de tous les pays et de tous les temps. De ces fulgurants passages, nul n’avait pu retenir quoi que ce soit. Faute de quoi on retint seulement les dégâts causés. Un film d’auteur en négatif (bon pour la Palme d’Or à Cannes).

“Vous vivez de l’air du temps”, jeta à Cathy Mme Lilie d’un regard plein de courroux. “ - Vous aussi, d’une certaine manière”, répliqua Cathy, faisant allusion aux discours universitaires inconsistants. Tous les étudiants cherchaient un job ; Cathy se cherchait. Elle en vint à penser que si Mme Lilie et elle-même ne pouvaient se rencontrer à partir des réalités propres à chacune, peut-être le pourraient-elles de par la complémentarité de leurs souhait non exaucé. Mme Lilie avait cru pouvoir communiquer de son savoir à Cathy ; cette dernière avait cru pouvoir lui communiquer de sa poésie. Le manque d’une quelconque histoire entre elles leur laissait des blancs, des bleus et des noirceurs. Cathy réécrivit : “Je suis dans le rouge” et cette fois-ci projeta de ce rouge sur et dans l’étang, sur l’écorce des arbres, entre leur écorce et leur tronc, dans les champs de blé, sur les nuages. Le mouvement des mélanges lui enseigna ces couleurs. Au lieu de laisser infuser ses mots dans les bleus, les blancs et autres noirceurs, elle projeta ces couleurs, se servant pour cela des fibres du regard – ce regard si attachant par la souplesse d’observation qu’il procure au corps, fit découvrir à Cathy que l’on pouvait chercher les histoires d’une beauté sans pour autant ne faire que lui chercher des histoires. Dire combien Cathy aimait voir le rouge se mêler aux nuages dont les volumes ressemblaient tant aux contours… Non, ce n’était pas offrir des roses rouges à la lune, ni même un compromis entre “être dans le rouge” et être sur son petit nuage. C’était une histoire entre regards et beautés. Déraciner une poignée de silence, puis désigner l’autre par ce silence suffisamment enraciné en soi pour qu’il atteigne le bout des doigts et, un doigt posé sur la bouche, avancer vers cet autre.

Assises côte à côte dans un café, Mme Lilie observant Cathy dont le genou voisin faisait un mouvement de balancier, animé par toute la jambe battant le rythme de la rencontre avec une jambe sœur qui n’est pas la sienne, étrangement aimée. Mme Lilie tourne les pages de l’essai que lui a remis Cathy, du début à la fin, de la fin au début, encore et à nouveau, non comme s’il s’agissait de lire les mots contenus, mais comme si la moisson était devenue pressante. Elles se regardent. Un silence comme un arbre intérieur dont les saisons seraient soufflées à chacune de l’extérieur.

Cathy voulant rendre compte de ceci à Mme Lilie lui proposa une promenade en forêt. L’automne en était alors aux trois-quarts de sa saison. Cathy pensa qu’il suffisait d’ajouter un quart de présence de Mme Lilie, ainsi le tableau serait parfait. L’intéressée (qui ne l’était pas) répondit qu’elle irait volontiers - lorsque les promenades en forêt seraient plus de saison. Pour Cathy, les saisons se mirent alors à souffler de l’intérieur. Encombrée de ses vérités, elle ne se mit pas moins à attendre que quatre d’entre elles lui viennent de l’extérieur. L’oiseau tout cuit qui vous tombe dans la bouche ? Mais c’est là une allégorie, on sait qu’elles ne plaisent pas à Cathy. Lui soufflant ses conflits à fleur de peau, un vent mauvais faisait à Cathy “La mer, la mer toujours recommencée”. Elle décida d’attendre, pour sa prochaine promenade en forêt, que le temps soit ensoleillé et brumeux.

“Et peut-on savoir quels cieux vous vous figurez pour cette scène ?”, demanda le narrateur, goguenard.

Cathy s’en retourna à l’étang par une radieuse journée de soleil voilé - “radieuse” désignant la joie de Cathy en témoin privilégié de la communion entre la condensation du ciel et la rosée présente dans les mousses, l’humus, les racines avec leurs champignons et servant de levain à cette pâte forestière qui recevait à présent, après un orage nocturne, les rayons d’un soleil de fin de matinée. Cathy n’avait de regards que pour le fil et le volume des eaux de l’étang dans lequel elle essayait goulûment de lire les rouges entre Mme Lilie et elle. Beaucoup d’images écoulant des histoires jusqu’à en perdre le fil, celui du tranchant des pages tournées, celui qui sert de marque-page à l’histoire. “Je pose” : comment Cathy aurait-elle pu mettre de l’eau dans son vin puisqu’elle le buvait des yeux. “Je retiens” : l’attitude de Cathy qui, ayant entendu “vin”, comprit “vain”.

Il semblait à Cathy que les eaux n’avaient de consistance que grâce aux différentes luminosités les brassant. La lumière, un courant géologique guidant les regards de Cathy sur l’eau. Restant là à considérer ces eaux comme un tissage de courants - tissage mêlant à sa trame minéraux, végétaux et poissons - , Cathy songea que ces doigts de lumière devaient travailler à la trame des regards amoureux, comme elles travaillaient, de la surface, les eaux dans leur volume. Dans leur corps. Ces sarments de lumière, ce sont aussi les branches des arbres. Un jour qu’elles parlaient toutes deux de « La Cathédrale Engloutie” de Debussy, Mme Lilie évoqua une forêt de pierres. “- Nos regards sont faits pour s’y promener, non pour y vivre”, lui rappela-t-elle. Cathy approuva comme de très loin, en écho ténu aux paroles de Mme Lilie ; elle faisait surtout écho à sa propre nostalgie. On le saura, à la fin : elle avait appris un peu avec beaucoup de difficultés, d’épreuves, à sourire à l’absence. “La voilà repartie à sourire d’absence”, pensait effectivement Mme Lilie, agacée. Sourire, chanter -pleurer. Décidément, une boule d’intempéries restait coincée dans la gorge de Pas-done. Il arrivait aussi que les contrastes que représentent pour Cathy une ou un autre viennent s’imprimer sur ses rétines, sur la rétine de ses sens. Il lui semblait alors devenir un sarment de la trame du temps, empli de la sève des secondes.

Cathy avait écrit : “La tâche de l’écrivain est de faire en sorte qu’une porte soit ouverte ou fermée. C’est pourquoi il est souvent dans les courants d’air”. Etudiante à l’université, Cathy s’était souvent dit que si l’on pouvait parvenir à secouer le prunier de l’institution sans recevoir de prunes, ce serait un progrès historique. Pour suivre ses pensées, emprunter des correspondances oniriques - par exemple cette image d’un chêne dont on considérerait les racines, leur disposition, leur ancrage dans un sol constituant la bordure d’un lac, et dont on contemplerait le faîte par les reflets de celui-ci portés plus loin sur l’eau, comme si les ombres du chêne s’étaient posées par ricochets et en frémissaient encore et toujours plus haut. Il se pourrait aussi que ce soit l’inverse : on contemplerait les racines dans le jeu des eaux et la cime sur le rivage.

“Bof, ce n’est là qu’une fade répétition du shakespearien:
‘One foot in sea and one on shore
To one thing constant never.’ Nous y sommes : beaucoup de bruit pour rien !”, trancha le narrateur à l’intention de Cathy. Devant l’air ébahi de celle-ci, il précisa : « - Ces vers sont de Shakespeare, vous devriez vous plonger dans ce bouquin de toute urgence, jeune femme ! »

Le courant, ses racines qui vont sans retour... Cathy voulait cesser de faire de son petit monde un chevalet où il n’y aurait qu’à projeter des couleurs, sans qu’importe qui recevrait quoi, et ce que cela pourrait bien rendre. Elle s’amusait de songer que sa manière d’agir - une sorte d’avant-garde se jouant sur l’arrière-scène (la fac !) - avait dû consterner plus d’un des membres du corps universitaire. C’aurait été un acte manqué et bien visé à la fois. Un brillant échec. Le problème était que ce jeu vexatoire auquel s’était amusée Pas-done (il y avait quelque chose de félin en elle) la coupait du contact avec certains se méfiant de ce Narcisse semblant voir tous et toute chose comme la prolongation de son propre regard.

Reprenant les vues qu’elle donnait, restituant aux autres celles qu’elle avait reçu d’eux, Cathy encombrait ces mouvements de don et d’accueil de toute sa personne (il restait à peine assez de place pour une poignée de mains, et encore !) Disons que Cathy aurait fait un très mauvais facteur. Elle se serait transportée en même temps que les messages, c’est-à-dire qu’elle serait (et était !) transportée par ceux-ci. Ne perdant pas une miette du trajet, elle voyageait comme à amarres rompues entre point de départ et point d’arrivée.

La rencontre entre Mme Lilie et Cathy fut éprouvante pour les deux partis. Elles constituaient l’une la rive, l’autre le courant de leurs discussions. A plusieurs reprises, Cathy partit en courant presque, tandis que Mme Lilie se figeait en rive, bordant la course-fuite de Cathy comme une mère borde un enfant pour qu’il s’endorme plus facilement et ne soit pas assiégé par les mauvais rêves. Cathy se sentait à la fois rassurée et frustrée car elle avait l’impression d’être au bord - en marge - de leurs entretiens. Cependant, elle se disait que rivage et eaux n’étaient pas irréconciliables.

Cathy et son affection pour les images représentant la poésie comme acte manqué. Par une de ces associations d’images qui lui sont propres - un saut de chat à trappe ouverte, pourrait-on dire, Mme Lilie la regardant tomber à la trappe de ses mots ou s’attendant à cela -, elle se revit adolescente, courant des heures durant en ces endroits de la plage où sable et eau semblent oeuvrer à un rivage au point mousse. Cathy ne voulait pas parler de ses impressions à Mme Lilie : cela reviendrait à faire tomber ses mots à la trappe de la fiction. Elle préférait encore ses sauts de chat à trappe ouverte, même si ceux-ci manquaient parfois nettement de grâce. Elle appelait cela cultiver le mystère et commença à sentir une présence par le creux que celle-ci occasionnait en elle. Ni les rengaines de l’avant-garde d’arrière-scène, ni les exhortations à être plus classique ne comblaient ce creux dont tout ce que Cathy pouvait sentir était…ces fibres. Non, elle ne jouait pas là aux mots comme à la poupée des désirs. Fibres et creux constituaient l’endroit et l’envers d’un tissu. On pouvait toujours retourner la situation, vie et écriture devaient constituer, l’une pour l’autre et tour à tour, l’envers d’un même décor. Les universitaires, quant à eux, répugneraient sûrement à se livrer à des recherches sur l’envers du décor. “Je suis moi dans la mesure où j’observe de mes yeux quelque chose qui m’est extérieur”, avait dit Mme Lilie à Cathy qui écoutait, fascinée, cette plate évidence énoncée d’un ton docte et doux. Mme Lilie, Mlle en fait, était quelque peu amusée de voir les problèmes dans lesquels Cathy se débattait pour trouver une place à son écriture au sein de la fiction.

Cathy tenta de devenir le jardinier de ses regards, qu’elle se mit à cultiver avec soin. Elle rêva qu’elle devait planter des graines de feu dans un terrain vague (elle entendait : “terrain-vague”), eut l’impression d’être une île de feu perdue dans un désert d’océan. Son désir de complémentarité la coulait. Elle se disait aussi qu’elle pouvait entrer dans le tunnel de la fiction sans pour autant avoir à prendre tous les trains du regard. Jardinier, Cathy aimait l’idée que ses mots pouvaient être livrés aux intempéries, aux impératifs des saisons. Au début, elle se mit à surveiller leur cycle comme une jeune fille surveille les siens.

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Intermezzo : Les ennemis frères

Quand l’amour au couvent de la Raison rencontre le mystique Amour

Un Pharisien (de la ville de Pharis) allant sur des béquilles le long de Montraison rencontre Job cheminant, malade, sur la route de Saint-Désir. Ils en sont les premiers étonnés : quoi, c’est ici et maintenant, le croisement entre Montraison et Saint-Désir ? Ils s’examinent de loin sans beaucoup d’indulgence réciproque en cet endroit où la lumière tient lieu de multitude. Job en oublie ses “Pourquoi” adressés à Dieu et les adresse mentalement au Pharisien contre lequel il sent sourdre en lui le vin de la révolte. Quoi, il va falloir se croiser (chacun veut continuer sa route). Job se dit qu’avec cette brève rencontre - ô parabolique ironie - l’autre va trouver quelque réconfort : un peu de vin. Lui qui a moins que rien, il va encore falloir qu’il donne comme en offrande à ce Pharisien un peu de ce moins que rien. Enfin ça, c’est lui qui le dit.

Pour l’autre, un verre de ce vin honnête, après ce long chemin, vaut son pesant d’or. Donc, ils vont se croiser. Allons, ce n’est pas si terrible que ça. Qu’est-ce, un carrefour, en comparaison de la croix que porte Job - celle qu’il ne pourrait jamais, fût-il le plus madré des marchands, vendre à un Pharisien, même pour quelques deniers. Cette croix dont il ne se séparerait pas pour tout l’or du monde. Un petit croisement, a-t-on dit ? Mais c’est qu’il commence à sacrément s’élargir dans l’espace et dans le temps, ce petit croisement-là. C’est connu, dès qu’on parle d’argent, qu’on en ait ou non, les choses prennent tout de suite une autre dimension.

Bon, supposons que le passage de ce carrefour ne soit pas une mince affaire. Ni pour l’un, ni pour l’autre. Dans les quelques mètres qui précèdent ce croisement, l’un comme l’autre raffermissent leur allure. L’un va sur ses béquilles comme s’il s’agissait d’être porté par les tuteurs de la Raison (Savoir et Prospérité) en personne, tandis que Job semble ne plus toucher terre, comme porté par deux ailes. On dirait qu’il est épaulé par Nostre Miséricorde et Sainte-Gloire faits hommes. Ils vous ont cet air d’être tout droit sortis de l’Ancien Testament. Mais plus ils se rapprochent l’un de l’autre, plus leur allure s’humanise aux yeux du témoin de cette scène.

Moins figés, moins symboliques, mais n’est-ce pas là qu’ils vont prendre leur sens le plus biblique. Toujours au regard de ce témoin. On devine qu’il se pourrait bien qu’ils vivent cette scène sans échanger un mot. Alors, ce serait dommage, n’est-ce pas. Et cette scène, elle ne va pas être racontée par l’opération du Saint-Esprit. Présence bien humaine, donc, d’un tiers dont la parole sera esprit de communion, et non rage de la communication.

D’abord confondus avec leur segment de route respectif, à les regarder au loin progresser ainsi, ils semblèrent, plus ils se rapprochaient l’un de l’autre, en émerger, prendre corps directement à partir de ce paysage - plus exactement à partir de la lumière de ce paysage. Ils n’allaient pas se croiser idéalement, mais dans la réalité. Le témoin précise, car il se pourrait qu’arrivé à ce point de l’histoire, un lecteur s’exclame : “C’est aussi beau qu’irrémédiable !”

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Chapitre Trois : Cathy Paddon et Melle Lilie Altou

“Je pose” : une mouche se débattant, les pattes prises au piège d’un ruban adhésif. “Je retiens” : la fiction.

Dans un premier temps, Cathy voulut poser et retenir la fiction, en un même mouvement. Elle voulut poser et retenir tout ensemble cette image d’une mouche se débattant, les pattes prises au piège d’un ruban de papier adhésif, puis consentit à suivre, rien que pour voir, les règles du calcul. C’est alors qu’elle sentit que creux et fibres en elle-même correspondaient à la souplesse de ces chiffres que l’on pouvait séparer, multiplier, additionner dans une même opération - et ce pour parvenir non seulement à une constellation de chiffres, mais à une somme. Elle se sentit découvrir comme une élève de l’école primaire que même les divisions avaient une somme pour résultat, se prit à rêver d’opérations calculant les marges d’erreur de la fiction. Des chiffres recelant profondeur et contradictions. Elle s’y essaya : peut-être cesserait-elle de lire les eaux de l’étang rien que de l’oeil et du nez, de sorte qu’oeil et nez lui étaient un courant d’eau ininterrompu. Au théâtre de ses sensations, Cathy était parfois obligée de subir quelques uns de ces styles qu’on dit “coulants”.

Le narrateur va à l’encontre de Cathy ; il n’écrit ni pour gagner du temps ni pour en perdre, mais seulement parce que c’est son rôle. Il lui prend des regards, lui en donne d’autres qui, à première vue, ne semblaient pas devoir appartenir à Cathy ; celle-ci s’intéresse justement à une coutume de l’opéra chinois, voulant que les acteurs se maquillent mutuellement. Le narrateur pourrait être comparé non pas au maquillage de tel ou tel personnage, mais à la main qui a pour unique fonction le maquillage de l’acteur : lui entrera sur scène, tandis que le narrateur vient d’être maquillé pour les coulisses par le processus réciproque. L’auteur ainsi pourvu d’une tenue de camouflage devrait-il flotter en état d’immanence aux personnages, comme s’il était leur “deus ex machina”, ou comme si les personnages étaient son “deus ex machina” ? Cathy préférerait jeter le récit à la trappe plutôt que de le voir hissé sur scène à grand renfort de treuils dont serait équipé le “deus”, des lieux l’ange gardien perverti...

L’histoire, telle que la raconte le narrateur, se joue pendant que les personnages (narrateur inclus) se maquillent mutuellement. Il est donc plus que temps pour eux de se demander si l’histoire va se jouer sur scène ou dans un théâtre apatride, rendant l’intrigue caduque au lever du rideau-miroir se révélant être un objet que l’on peut traverser de part en part, mettant choses et êtres à plat.

Il en alla ainsi pour la préparation du mémoire de DEA de Cathy sous la houlette de Melle Lilie. Cathy n’avançait guère dans ses recherches, c’est à dire qu’elle multipliait les lectures lui fournissant un tel volume d’idées nouvelles qu’elle avait bien du mal à saucissonner le tout en comestible bon à vendre à la boucherie-charcuterie (périphrase désignant l’acte de soutenance des mémoires universitaires). Melle Lilie l’exhorta à boucler au plus vite (les recherches de Cathy pour ce mémoire duraient depuis plus de 2 ans). Elle ne reçut un exemplaire du mémoire que quelques jours avant la date fixée pour la soutenance, ce qui avait pourtant exigé de Cathy un travail dont l’intensité la mena au bord de l’apoplexie (en fait elle finit par souffrir d’une anémie sévère).

C’est ainsi qu’elle avait débarqué dans le bureau de Melle Lilie après un séminaire, porteuse de deux grandes valises bourrées d’ouvrages de référence, livres et autres photocopies utiles à son mémoire. Melle Lilie considéra, perplexe, les piles de livres que Cathy, suant sous l’effort, entassait sur son bureau. Enfin, l’étudiante lui tendit quelques feuillets qu’elle parcourut pendant que Cathy s’affalait sur une chaise en face d’elle. Melle Lilie n’était pas femme à rire de l’aspect fellinien et kafkaïen à la fois de cette scène : elle retroussa les manches de son chemisier blanc et se mit en devoir de ramener sa brebis égarée. Cathy, qui observait l’air légèrement hautain et contrarié de Melle Lilie, se dit que son travail était irrémédiablement à mille lieues du plan académique, figé, rigide, académiquement et réglementairement mort exigé par l’étiquette de tout mémoire universitaire. De fait, les feuillets offraient un patchwork certes très artiste et porteur d’associations d’idées et de nuances fines, originales et intéressantes, un collage littéraire. « - C’est brillant », dit Melle Lilie à mi-voix, comme pour elle-même : Cassandre (le sujet du mémoire) était entre autres comparée à Zina, la fille de Trotsky, celle qui avait deviné avant tous les autres ce que l’histoire réservait à son père adoré. Pour Cathy, Zina avait été la Cassandre de l’URSS.
«- Mais…»

Mais Cathy avait l’impression que Melle Lilie voulait lui faire bêler son plan au milieu du troupeau. Elle ne fantasmait pas non plus sur Melle Lilie en médecin légiste. Irrésistiblement, alors que le titre de son mémoire était : «Matière mythique et manière mythologique dans le récit Cassandre de Christa Wolf», Cathy sentit qu’elle allait jouer les Cassandre, ce serait là sa manière de s’engager quant à son thème : les procédés de démythification dans la littérature contemporaine des pays d’Europe Centrale. Ces procédés de démythification, elle allait les appliquer à la fac. Elle ne voulait pas pondre un ouvrage mort-né à dormir debout. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était être à la hauteur de ses mots, et voir l’âme amoureuse de Melle Lilie flamboyer au sein de ses prunelles. Un point c’est tout.

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Chapitre Quatre : un amour kafkaïen !

Où les jeux de mots de Cathy tentent d’effectuer une traversée des apparences.

Le narrateur signale que cette entreprise fut motivée par Melle Lilie, avec laquelle Cathy souhaitait ardemment établir un lien, mais elle fut aussi soumise à très rude épreuve.

Melle Lilie était célibataire et vivait seule, s’étant séparée il y avait déjà quelques temps de cela d’un «type pas intéressant». C’est ainsi qu’elle présenta d’un ton péremptoire son état de célibataire et ajouta, à l’adresse de Cathy :
«- Vous aussi, vous êtes seule». Cet échange eut lieu à l’apéritif d’un dîner auquel Melle Lilie avait convié Cathy, pour la récompenser de son travail de DEA qu’elle jugeait brillant, ainsi elle avoua à Cathy qu’elle admirait son travail qui, selon elle, avait été nettement sous–noté par son collègue faisant également partie du jury et dont la spécialité était la géopolitique (allez comprendre ce qu’il faisait à noter des exposés de littérature). Hélas, dans les facs françaises ces querelles de chapelles et autres disputes d’intérêt sont encore monnaie courante et transforment, sous couvert de science, certaines soutenances en «folle partie de thé» comme dans «Alice au pays des merveilles». Gare à l’étudiant qui se retrouve ainsi parachuté au centre d’un conflit d’intérêt ! Or c’est précisément ce qui arriva à Cathy.

En sous-notant un exposé littéraire, le prof de géopolitique comptait inciter les étudiants à le choisir, lui, comme directeur de mémoire et pénalisait du même coup sa collègue «rivale», privée de ses étudiants. La géopolitique contre la littérature germanophone contemporaine des pays d’Europe centrale, tel avait été le vrai sujet de la soutenance, celui que le géopolitologue avait imposé à Cathy et à Melle Lilie. «La littérature, ça va avec la poussière et autres vieux débris : à La Sorbonne», se plaisait-il à répéter urbi et orbi. Ayant troqué son globe terrestre contre un plumeau à poussière, le géo politologue Peter Kronmann briguait un poste d’agent d’entretien en université.

De fait, la soutenance de DEA de Cathy se déroula sans autres témoins que les principaux «intéressés», à savoir Melle Lilie, Cathy et M. Kronmann qui d’emblée déclara à l’étudiante : «- Je n’ai pas lu le livre sur lequel porte votre mémoire, c’est sans doute très intéressant mais je ne le lirai jamais». Après quoi, regardant tour à tour Cathy et Melle Lilie, il dit d’un ton suggestif que ce mémoire avait dû être jouissif. Cathy l’avait vu présenter ses maîtresses lors de ses séminaires de géopolitique, aussi creux que pompeux : «- Voici Béatrice. Elle n’appréciait pas la fac où nous étions avant, aussi m’a-t-elle suivi lorsque j’ai décidé de venir enseigner ici». Et l’intéressée de devenir pivoine en se mettant à trembler comme une feuille sous le regard des autres participants du séminaire. Ses séminaires se résumaient à : «- J’ai déjeuné avec untel et lui ai parlé de votre sujet. Allez le voir de ma part», ou encore : « – Ah oui, untel, j’ai dîné avec lui avant-hier. Il m’a dit qu’il serait preneur de ce sujet». «Vous avez fait un mémoire sur ce sujet ? Dans mes bras, cher ami !». Armé d’un plumeau pour tromper son monde, M. Kronmann recrutait des ghost writers payés en monnaie de singe savant.

Melle Lilie et Cathy l’avaient surnommé «la serpillière sociale», ou plus exactement Cathy avait trouvé ce terme tandis que Melle Lilie disait : «- quel abruti, celui-là !».

Au cours de la «soutenance» du mémoire de Cathy, l’enseignant de géopolitique déclara qu’ici c’était une fac et non pas une maison d’édition, et que c’était grave d’avoir confondu Gallimard avec la fac, «oui, c’est vraiment grave», renchérit-il en regardant Melle Lilie d’un air pénétré. Traduction : «c’est grave que vous autorisiez cette étudiante à soutenir». Puis à Cathy, sur un ton mielleux : «Vous êtes vraiment très douée, mais là vous avez écrit un livre. Or on vous demandait d’écrire sur un livre, ce qui n’a d’ailleurs aucun intérêt, nous sommes bien d’accord». Puis, hurlant tout à coup avec une violence inouïe : «Et Paul Veynes, ‘Les Grecs ont-ils cru a leurs mythes ?‘ Ça vous arrive de dire que c’est lui que vous citez, là, là et là ?» «- Les citations sont référencées à la fin du mémoire», dit Cathy dans un souffle. C’est d’ailleurs à peu près tout ce qu’elle arrivait à placer, tellement elle avait la bouche sèche. Melle Lilie restait étrangement silencieuse, pourtant elle possédait le même titre de docteur d’Etat que le géo politologue et n’était pas du genre à se laisser faire ni à s’en laisser compter. Cathy se leva dignement, son mémoire sous le bras, disant très calmement qu’elle le retirait de la soutenance et partait de ce pas le proposer à une maison d’édition. Cela fit rire le géo politologue qui répliqua : «- C’est bien, vous êtes courageuse, mais ne jouez pas les Jeanne d’Arc. Lilie… (il appela Melle Altou par son prénom, sur un ton particulièrement tendre, on aurait dit un amoureux qui en redemandait)… Lilie veut que vous le souteniez, ce mémoire, alors nous allons délibérer». Il dit cela comme s’il accordait la grâce présidentielle à un condamné à mort. « Veuillez sortir, nous vous rappellerons dès que ce sera fini». Trois minutes plus tard, Cathy était invitée à entrer à nouveau dans la salle. «- Nous avons délibéré» (Melle Lilie ne soufflait toujours mot). Cathy se permit un rire ironique, discret certes, mais un rire tout de même, auquel le prof fit écho. «Lilie voulait vous donner 17, si nous faisons la moyenne avec la note que je vous donne, cela fait 11 sur 20 pour votre mémoire. Allez, l’incident est clos», fit-il sur un ton débonnaire. «- Mais c’est grave, de telles choses, c’est TRES grave» (à nouveau ce ton pénétré en se levant, signifiant la fin de la soutenance). Cathy sortit sans dire un mot à Melle Lilie qui lui tendit une main (qu’elle ignora) et son «- Au revoir, donnez-moi de vos nouvelles» resta suspendu dans l’air vicié du couloir.

Cet épisode plus que malencontreux (il mettait par terre 2 ans et demi de travail acharné de la part de Cathy : comment continuer sa thèse lorsque l’on n’a obtenu que 11 sur 20 au DEA qui constitue l’introduction de la thèse ?) – cet épisode plus que malencontreux, donc, ne fut pas pour arranger les choses entre Cathy et Melle Lilie. Celle-ci devait se sentir coupable de n’avoir pas pris davantage la défense de son étudiante – après tout, ce travail avait été effectué sous sa responsabilité ; Cathy lui en voulait pour cela. Si elle ne reconnaissait pas devant ses pairs la valeur des travaux de son étudiante, Cathy se sentait privée de son principal atout de séduction : sa précieuse écriture, qui n’avait plus qu’à tomber à la trappe de la fiction. Melle Lilie avait beau lui dire qu’elle était «atterrée d’une telle injustice» (c’étaient là ses propres mots), elle n’avait rien fait pour défendre Cathy. «- Parce qu’elle a honte d’être amoureuse de toi, une étudiante», lui soufflait un mauvais génie. Un ami confident de Cathy, mis au courant des événements, hocha la tête : «Elle dit qu’elle t’aime ? Tu m’excuses, mais là je comprends pas». Après la soutenance, Cathy alla pleurer une bonne heure toutes les larmes de son corps sur le campus, le plus loin possible du bâtiment où s’était déroulé l’examen. Quelqu’un vint l’aborder et lui demanda si elle souhaitait consulter dans un centre accueillant les étudiants séropositifs. Elle ne réussit qu’à faire non de la tête. L’autre s’en alla.

Mme Lilie essaya bien de rattraper le coup : elle perdit du poids pour devenir plus séduisante, s’habilla de manière un peu plus sexy (couleurs plus vives, collier de perles relégué au tiroir), lorsqu’elle croisait son étudiante, elle s’enfermait précipitamment dans son bureau avec elle sous prétexte de lui donner des photocopies à faire et de l’aider à préparer un exposé, s’asseyait lovée contre Cathy et la couvait du regard, elle essaya même (ô tentative désespérée) de fugitives caresses sur la main de Cathy en plein cours, devant une centaine d’étudiants réunis en amphi pour les cours de préparation à l’agrég. Cathy dégagea aussitôt sa main et lui jeta un regard noir. Elle commença ensuite son exposé sur Rilke, s’arrêta au bout d’une phrase et dit piteusement : «Puis-je avoir un verre d’eau ?» Une étudiante lui passa une petite bouteille ; Melle Lilie, immobile, avait le regard colère. L’exposé dura 2 heures et fut brillant, les étudiants applaudirent et demandèrent à Cathy une copie de son travail.

«- C’est bien mieux que les cours de Melle Alt…», s’exclama une éudiante, qui s’arrêta pourtant net dans son élan, car Melle Lilie arrivait. Elle avait entendu. Echange de regard entre Cathy et elle. Compétition, compétition… Le lendemain, Cathy remit un billet un peu chiffonné à Melle Lilie : «Je n’ai plus rien à vous dire» et partit à La Sorbonne pour suivre les cours de préparation à l’agrég. Là, elle récolta un 18 sur 20 à un exposé de poésie et eut également 18 sur 20 à la dissertation en allemand, le jour de l’agrég (l’épreuve durait 7 heures). Elle n’avait pas lu le livre sur lequel portait le sujet (un roman de Max Frisch, auteur Suisse : à l’exemple de ce roman, dire si la fiction permet au personnage principal de se fuir ou de se trouver), mais avait suivi les cours d’un professeur suisse (idéal pour traiter d’un auteur suisse, il n’y a rien de plus férocement anti-helvète qu’un Suisse). Ce personnage de La Sorbonne était d’ailleurs plein de contradictions : très normatif dans ses cours, débitant tout discours sur le mode de la dissertation d’agrég, mais ajoutant une touche d’humour sur un tel ton pince sans rire que son discours semblait littéralement (ou plutôt littérairement) explosé par quelque puissante charge subversive. Il avait dit être né d’un père juif Suisse et d’une mère corse. Quant à la dissertation française sur Rilke, sur un sujet qu’elle possédait à fond : «Y-a-t-il naufrage ou rédemption dans ‘Les Carnets de Malte Laurids Brigge’ de Rilke», Cathy n’eut que 4 sur 20. La rédemption de Cathy restait à faire…

Après l’épisode du DEA, Cathy avait erré tout un mois dans Paris, sans but et surtout sans chercher à revoir Melle Lilie. Cela ne lui venait pas même à l’idée. Pas plus qu’elle ne songeait à porter plainte devant une instance juridique universitaire afin de faire connaître cette flagrante injustice : cela causerait sans doute du tort à Melle Lilie et elle ne le voulait à aucun prix. Melle Lilie lui téléphona plusieurs fois (elle avait un ton emprunté), elles n’échangèrent que des platitudes. En guise de discussion franche, elle dit à Cathy : «- On reste amies, de toute façon», l’intéressée s’empressa d’approuver (une amitié intransitive : amie de qui, amie de quoi ?). Cathy fit elle aussi une tentative désespérée de réconciliation : elle écrivit à Melle Lilie :

«- Vous écrivez lorsque vous avez trouvé ; j’écris quand et parce que je cherche. J’écris en musique, alors que vous éteignez la musique pour écrire. Il fallait bien que l’une tourne le dos à l’autre pour lui servir de miroir. Si nous en avons assez de nous refléter, nous n’avons qu’à nous faire face».

Le pouvoir d’évocation des mots sur Cathy pouvait oeuvrer à son enfermement comme à sa délivrance, restait à savoir comment réagirait Melle Lilie : en voulant se délivrer, chacune des deux ne risquait-elle pas d’enfermer l’autre ? «Deux êtres pouvant se débarrasser mutuellement certes pas de leur miroir, mais au moins de leur carcan», écrivit Cathy à Melle Lilie dans cette même lettre. Pas de réponse. Cathy sut par un ami étudiant que Melle Lilie avait pris beaucoup de poids ces derniers temps. Elle fumait beaucoup et était victime de brusques extinctions de voix lorsque Cathy venait la chercher à la fac à la fin de ses cours. «- Je suis aphone. Cela doit être gênant pour vous», coassa un jour Melle Lilie à Cathy alors qu’elles se trouvaient dans l’ascenseur, un endroit qui la faisait visiblement fantasmer : elle ne pouvait s’empêcher d’entretenir Cathy de pannes d’ascenseur en se collant à elle, avec cet air gourmand des gamins qui mijotent de chiper le pot de confiture en haut du placard pour le dévorer à grands coups de doigts gourmands et sans que maman l’apprenne. La mère de Melle Lilie était d’ailleurs une Italienne (Sicilienne) pur sucre. N’a jamais compris pourquoi sa fille ne se mariait pas (pour étudier ??!!) Par un effet inverse, Cathy avait perdu pas mal de poids et s’anémiait. Elle ne se nourrissait plus que de bouts de chocolat et de quelques biscuits à l’occasion, ignorant la viande, le poisson et les légumes. «- Vous mangez normalement ?», s’était inquiétée Melle Lilie un jour qu’elles déjeunaient ensemble et que Cathy ne touchait pas à ses frites, alors que l’enseignante en était à son deuxième supplément de profiteroles au chocolat et au moins à sa 25ème cigarette. «- Il faudrait vous trouver un travail très rapidement, sinon vous allez avoir des difficultés matérielles», lui avait fait remarquer Melle Lilie lors de leur dîner amical d’après la soutenance (une quinzaine de jours après, en fait). En sortant de ce premier dîner, Cathy avait maladroitement entouré de son bras les épaules de Melle Lilie, celle-ci s’était dégagée tout aussi maladroitement. En la reconduisant à son train, Cathy lui avait dit, avec un grand mouvement de tête englobant Melle Lilie de la racine des cheveux aux chaussures : «- Je vous remercie de vous», à quoi l’enseignante avait répondu par un grand «oui» de la tête et était partie prendre son train.

Le corps de Melle Lilie était alors apparu à Cathy comme un courant scintillant de toute son absence de rivage. Puis l’étudiante apprit à construire de son corps des routes et des parapets de travail et de plaisir. Quant aux ponts, Il restait encore du travail.

Cathy, invitée à prendre le thé chez Mme Teest, son prof d’allemand du lycée qui avait préparé pour elle un superbe assortiment de pâtisseries viennoises, parla de ses mésaventures avec Melle Lilie en ces termes : “On se situe toutes les deux entre l’existence et le drame. On n’appartient ni à l’un, ni à l’autre, j’ai vraiment l’impression d’avoir le cul entre deux chaises. Et puis, Melle Lilie est trop rigide et moi, je suis trop souple pour elle. On ne pourra donc jamais vivre une histoire de couple.»

«- Tu parles d’un drame !», dit Mme Teest en partant d’un rire nietzschéen (un de ses personnages favoris, avec Paul Valéry). Pour elle, cette plaisanterie de Cathy était à prendre au nième degré. Puis elle constata : "- Votre écriture est votre emblème". Elle rit également à l’annonce que Cathy lui fit d’une de ses associations d’idées, née à l’occasion de son mémoire de DEA sur le thème du mythe tombé à la trappe de l’histoire. La bataille du cheval de Troie montre déjà une victoire historique, celle des Grecs, reléguant le peuple perdant, celui de Cassandre, les habitants de l’Asie Mineure en l’occurrence, au mythique. Cathy avait tiré de son travail la conclusion - déjà insolite - que l’on pouvait trouver un au-delà des cinq sens à même notre corps, comme si le théâtre de nos désirs était indépendant de la mise en scène que l’on s’en faisait. Elle pressentait qu’entre Melle Lilie et elle pouvait se jouer quelque histoire passionnelle comme il s’en joue entre mythe et histoire, entre démythification et mythe, entre “les quatre vérités” et les réalités du drame et des personnages. Restait, bien sûr, à se demander comment Melle Lilie se représentait la chose. Cathy pensait qu’elle ne se la représentait pas du tout.

Mme Teest se disait surtout que Melle Lilie devait se sentir très mal à l’aise et que Cathy avait pété les plombs.

Le narrateur n’est pas ici pour sauver, récupérer, tel un chiffonnier du manque, les actes manquants-manqués de Cathy. Pas plus qu’il n’écrit pour transformer ces derniers en oeuvre d’art. Il est otage, dividende de ces opérations aux chiffres fictifs et subit les conséquences des erreurs de Cathy. Il est un chiffre parmi d’autres mis en retenue au cours des calculs. «- Si fonder une famille, c’est prendre le malheur en otage, alors je voudrais bien savoir ce que c’est d’autre que d’écrire une fiction avec cet âne savant de Cathy !», maugréait-il. Bien sûr, il souhaite raconter une histoire qui tourne rond, plaise au public et sait qu’il n’y a pour cela qu’une solution : raconter à sa guise et expédier Cathy à sa laborieuse préparation de l’agrég à La Sorbonne. Le narrateur se moque bien de Cathy et de sa passion qui la pousse à représenter à Melle Lilie… à représenter – un étrange système instable oscillant calamiteusement entre les Moires et autres trous de mémoires. Lui, il aurait raconté l’histoire en trois pages, et basta. Pas de quoi planter un ordinateur muni du Pack Office Windows 2003. Tandis que là…

Cathy pensait à un monument de chant lorsqu’elle réfléchissait à sa relation à Melle Lilie. Difficile de se représenter cela, un monument de chant. Louis II de Bavière, amoureux de sa cousine Sissi, aurait peut-être su. Cathy repensait à son dernier conflit avec Melle Lilie : tant qu’elle ne trouvait pas son rôle dans l’histoire et tant qu’elle ne pouvait pas le jouer, elle apparaissait indifférente, lointaine. Elle écoutait les reproches de Melle Lilie d’un air indifférent, lointain - c’est-à-dire que ces reproches lui semblaient venir de très loin.
“Avez-vous vraiment quelque chose à dire ?” Un reproche que lui faisait Melle Lilie. Seule la perspective de trouver, de jouer un rôle la ramenait à sa passion, la poussait à y travailler.

Le narrateur désespère de Cathy repartie à écrire sur ses hésitations entre rayon de lumière et chemin : «A vôtre âge on est censée draguer les garçons - ou les filles, apparemment, en ce qui vous concerne. Mais les femmes d’âge mûr... Alors, on a besoin d’une maman ?»
Cathy répondit d’un ton rimbaldien : «- Je draguerai l’herbe des rigoles».

Chez Cathy, les chiffres de la communication ne faisaient jamais un compte rond ; elle s’empêtrait dans les décimales, c’est-à-dire qu’elle encombrait de sa personne décimales et dividendes. Ceci avait le don d’exaspérer le narrateur, chiffre ponctuel même dans ses retranchements, alors qu’il fallait toujours y pousser Cathy pour faire avancer les choses. Entendant “pièce de théâtre”, Cathy réagissait à “théâtre en pièces”. Dans ses urgences, elle était tombée sur Melle Lilie qui l’avait reçue dans les dispositions de quelqu’un sur qui la vie choit comme un lourd colis. En plus du tour de reins occasionné, il faut acheminer le paquet… En somme, la tranche de vie qui se jouait là déjouait leurs opinions, leurs petits quant-à-soi. Tout le contraire de Cathy qui, tandis qu’elle pensait, avait toujours peur de faire des fausses notes.

Entre deux réalités, celle vécue par Melle Lilie et celle vécue par Cathy, la première ayant dit à la seconde : «- Nous ne vivons pas dans le même monde», introduire le regard de la fiction en remplacement de celui d’une Gorgone. Dans le bain inerte qui sépare ces deux là mijotent en effet bien des Gorgones en mottes éparses, mauvaises graisses de la mémoire.

Cathy envisageait la lecture comme “un subtil mélange entre sommeil et labyrinthe” (selon ses dires), après quoi elle comptait, pour se récupérer, sur son écriture (“Je pose” ; “Je retiens”) un peu comme on compte sur ses doigts. Quand on tient ses mémoires au bout des doigts, elles s’échappent facilement. Elle jouait à des courses folles du sens sur ses phrases transformées en patinoire. Elle écrivait ainsi des frissons avant leur lettre, mais en même temps Melle Lilie se sentait glacée à la vue de ces eaux si prises dans l’inconscient qu’elles devenaient glissantes. Elle ne pouvait ni s’y baigner, ni y marcher. Melle Lilie venant à Cathy lui demandait qu’elle prenne son corps au mot. Et Pas-done de se lancer dans la recherche passionnée d’un alliage de mots au partage (ô le noyau de l’image) du plomb et de la lumière.

Pendant longtemps, Cathy hésita de tout son corps, fascinée par ces différences dont, tel l’avare, elle comptait les cristaux.
“-Vous cristallisez quelque chose sur moi”, lui avait dit Mme Lilie. Elle enfermait ces cristaux dans le coffre de ses confusions. Sa peau s’y coupait, ses yeux s’y fascinaient. Puis (après bien des puits, oui), elle vit plus loin que l’arrête de son coffre - mais peut-être bien qu’elle ne vit pas plus loin que le bout de ses doigts - et se dit que ses inextricables histoires d’amour étaient l’avers du décor de l’histoire de ses conflits entre artistissime et artiste-artisan.

Melle Lilie, qui habitait Orléans, envoya à Cathy une carte postale sur laquelle figurait Jeanne d’Arc.

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Chapitre Cinq : Cathy écrit pour de vrai !

“Je pose” : les scènes ; “Je retiens” : de la passion. Cathy était couchée sur cette opération comme sur un lit de cauchemars. Elle s’y tournait et retournait, tandis que Mme Lilie patientait à la porte de cette scène fantasque.

Elle retourna à la fac où Melle Lilie donnait ses cours de préparation à l’Agrég. Celle-ci fut bouleversée de joie à la vue de Cathy : ne devait-elle plus venir à «sa» fac désormais et suivre les cours de La Sorbonne ? Cathy, sans commentaire, lui tendit quelques feuilles sur lesquelles on pouvait lire les quatre petites proses suivantes :

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DEUX POIDS DEUX MESURES

"- J’ai une grande force d’inertie", se vantait-elle. “- Ton ami Pierrot a plus d’une plume pour écrire un mot”, fit-il sur un ton léger. Le temps passa. Ils ne se virent pas. Plume et plomb s’accumulaient à l’aune du silence. Ah certes, ce fut juge fort équitable que ce silence. Et le temps passa encore, y allant des deux plateaux de sa balance. Certains de leurs amis se méprirent et estimèrent que la course de cet amour contre le temps était comparable à celle du lièvre et de la tortue. Pour eux, la course avait lieu à contre-temps, pas dans le temps et encore moins dans les temps. Elle, de toute sa force d’inertie, ne s’y méprenait pas. Pour lui aussi, ces temps morts commençaient à peser sérieusement. Ils étaient lourds comme autant de plumes car bien sûr, plume après plume, il écrivait. Au fil du temps, les plumes s’accumulaient. Souvent, son coeur s’envolait avec sa plume. On se dit qu’il y a là, objectivement, deux poids deux mesures. C’est bien de cette oreille-là que les deux l’entendaient, d’ailleurs. Jusqu’à ce que cette phrase toute bête leur vienne à l’esprit : qu’est-ce qui pèse le plus lourd : un kg. de plumes ou un kg. de plomb ? Force leur fut de reconnaître que cette question avait vécu en eux. Désormais ils étaient libres d’en vivre la réponse. La vivre. C’est-à-dire. Si on ne rattrape plus le temps perdu, il se peut que lui vous rattrape, vous serrant dans ses bras : un de plume, un de plomb. Elle avait d’abord pensé que ce serait bien si sa grande force d’inertie lui pesait aussi lourd qu’une plume - elle lui était depuis longtemps devenue de plomb. Il avait rêvé d’avoir une plume en plomb car les paroles, ça s’envole. Partis à rêver ainsi, l’un se figeait tandis que l’autre se volatilisait. Qu’est-ce qui pèse le plus lourd : un kg. de plumes ou un kg. de plomb ? Aussi longtemps qu’ils agitèrent ces pensées - comme une volée de plumes ou comme une chape de plomb, selon le cas - ils furent quantité négligeable l’un pour l’autre. Ensuite ils voulurent se mesurer. C’est-à-dire qu’elle voulut, de tout le plomb de sa force d’inertie, lui voler dans les plumes. Échec. Pour l’impressionner, il voulut rendre sa plume plus légère que l’air. Elle le jugea inconsistant. Mais bientôt, force leur fut de constater qu’ils ne pouvaient pas se lancer à corps perdu dans ces lubies. Il lui fallait traverser un monde de plumes avant d’entreprendre quoi que ce soit vis-à-vis d’elle. Dieu que toutes ces plumes étaient encombrantes ! Asthme, etc. Pour elle, tout mouvement vers lui représentait une véritable épreuve de force avec elle-même. Ils réalisèrent bientôt que leurs deux points forts-faibles réunis pouvaient leur être, à l’un comme à l’autre, un point d’équilibre. Et de ce point d’équilibre, ils purent vérifier que les deux plateaux de la balance pesaient un même poids, un point c’est tout. Qu’est-ce qui pèse le plus lourd (etc.) : il n’y avait vraiment pas de quoi en faire une histoire !


Petit conte du milieu qui n’en finit pas de commencer

Prenez un début, une fin. Placez-vous entre les deux. Avancez. Bon, vous voyez, cette sorte de milieu vous suit, que vous vous dirigiez vers le début ou vers la fin. Une autre personne vous a suivi. A fait la même chose. Mais ce sur-place essoufflant- ce Milieu qui vous suit comme une ombre ! - l’agace bientôt. Il lui faut ce Début-ci ou cette Fin-là, mais ne plus traîner ce Milieu de l’un à l’autre. Elle se dirige donc vers la Fin. Mais se trouve au beau milieu de l’autre. Impossible de sortir. Elle essaie l’autre issue, le Début. Mais la perspective de tout recommencer la décourage : avec ce Milieu à ses trousses ! Elle regarde l’autre personne qui est auréolée de ce Milieu auquel elle-même ne souhaite qu’une chose : un début ou une fin. Elle regarde l’autre plus précisément et une pensée l’effleure : c’est vrai que cette autre personne lui ressemble. Cette même pensée a effleuré l’autre aussi. Pensée vite chassée. La suivante pourrait être : les échecs, c’est un jeu de réussite, non ? Chacune de ces deux personnes songe qu’il faut un gagnant et un perdant. Mais dans cette situation, elles découvrent bien vite qu’en luttant, les deux milieux s’essoufflent dans l’inertie. Pire : le milieu devient l’obsession, l’entrée et la sortie disparaissent. On ne pense plus qu’à entrer ou à sortir, ce qui revient, dans ce cas, à ne plus penser qu’au milieu Il est curieux que ces deux personnes au milieu n’aient pas réussi à se rapprocher. Ah, mais c’est qu’elles se croyaient diamétralement opposées. Il suffisait que l’une dise noir pour que l’autre dise blanc. Et chacune restait plantée là, au beau milieu de sa fuite vers Début ou Fin. L’une se faisait caméléon dans ce Milieu ; l’autre essayait d’en forcer les frontières par tous les moyens, vivant inconfortablement à l’extrême bord du Milieu. Mais il n’était pas davantage commode d’être caméléon : ce dernier n’est pas libre de ses couleurs. Et si les couleurs manquent à vos mots, vous risquez de lasser l’autre, de le pousser à bout. En d’autres termes, ces deux personnes se parlaient au beau milieu de leur entêtement. L’une voulait profiter de ce que l’autre s’était fait à ce point le caméléon de son Milieu qu’elle n’était plus visible nulle part. “Le champ est libre !”, se disait-elle - et se préparait à partir en rasant les murs du Milieu. L’autre entendait bien profiter de ce que l’une fût si souvent en marge de son Milieu, ce qui laissait un large passage au caméléon pouvant partir la tête haute et entouré de son Milieu en tenue de camouflage. Mais voilà : maintenant que ces deux personnes étaient libres, ni l’une ni l’autre ne bougeaient. Elles se trouvaient libres de s’observer. S’observaient librement. Milieu, début, fin n’étaient plus seuls, ils racontaient désormais une histoire. Mais ceci, c’est déjà la fin du conte. Le conte ne dit pas où on en est de l’histoire. Ainsi, si vous voulez rentrer dans celle-ci, prenez un début, une fin. Placez-vous entre les deux, c’est-à-dire là où la fin du conte vous trouve. Et avancez-vous dans cette histoire, là où le temps n’est plus haut perché dans les nuées, mais sur la route qu’il chauffe, mouille, glace. Ce chemin n’est ni fabuleusement simple ni fabuleusement compliqué : c’est une histoire. Vous n’y avancerez pas comme sur des nuées ou en songeant à cette route que vous avez laissé, haut perchée dans les nuages.


L’artiste n’est pas dans la note

Il vous jouerait bien quelques mots à votre portée, or voilà que ces mots sont encore là, à même le sol, sans leur clé. Il y a de quoi s’emporter : l’artiste n’est pas dans la note !
C’est qu’en fait, il a tellement peur de faire une fausse note qu’il ne souffle mot. Il broie du noir, c’est-à-dire qu’il confond les blanches avec les blancs. Ce qu’il écrit sur sa portée, il doute que ce soit à la nôtre, de portée. Le voilà qui s’impatiente, s’énerve : “Que le diable l’emporte !”, s’exclame-t-il en pensant au public qui l’attend au tournant. Pour finir, il prend une décision : c’est réglé comme du papier à musique, il tourne la page.
C’est alors que son regard tombe sur une autre portée - sans notes, celle-ci - et qu’il se retrouve face au public l’attendant au tournant. “- Faisons abstraction de ce public, de cette oasis de la renommée en plein désert et regardons les choses en face”, se dit-il. Il les regarda en spectateur. Ses qualités, il les projetait dans le regard du public qui, à son tour, se changeait en autant d’artistes : des acrobates, des comédiens, des bouffons, des hommes-orchestre…
C’était comme si on avait retourné un sablier.
“Jamais je n’aurais imaginé que le public fût si versé dans les arts !”, se surprit-il à penser. C’était un bien singulier collectif que ce public ! En même temps, tout ceci était un peu vexant : il se voyait doublé, éprouvait un pénible effritement de sa personne. La réalité du public dépassait, ensevelissait la fiction de l’artiste devenu spectateur parce qu’il voulait voir les choses en face. Il allait finir noyé dans les talents et singularités de cette foule dont il était devenu l’artiste sans qualités.
Il se dit à ce moment-là qu’il était temps d’opérer un retournement. Ah, il n’était pas dans la note ? Eh bien, il allait se mettre à la page. Il s’attela à sa portée - celle de la page qu’il avait tournée. C’est ainsi qu’un attelage passa à portée de l’artiste qui opportunément saisit l’occasion. Car inutile de l’aborder sous des faux airs, le public : c’est qu’il connaît la chanson !
Et au fait, que vient-il faire dans l’histoire, le sablier ? C’est un instrument de musique fictif, servant à unir l’air et la chanson dans le temps.



Unis pour le meilleur et pour le pire

Le mariage entre Religion et Etat fut célébré à l’église comme il se doit. Religion prit le voile en même temps qu’on lui passait au doigt l’anneau nuptial.
Quelque temps après cette extraordinaire cérémonie, tous se posaient la question : comment le couple allait-il ? Pas facile de le savoir : c’était un secret d’Etat. Quant à Religion, elle parlait de son mariage en termes voilés. Mais des proches du gouvernement affirmaient qu’Etat ne se voilait pas la face devant certains agissements de sa femme - agissements qu’il considérait comme pas très catholiques. Il décréta qu’au cas où sa femme le tromperait, il en ferait une affaire personnelle, c’est-à-dire une affaire d’Etat. Déjà, il ne savait plus très bien où il en était ! Il avertit Religion qu’en ce cas, il aurait droit d’ingérence. L’épouse accueillit ces propos avec une philosophie toute libérale : “Laisser passer, laisser faire, laisser agir”, songeait-elle, se remémorant la petite phrase lancée par un humoriste à ce sujet : “Jésus crie et la caravane passe !”
La vérité est que ce n’était pas un mariage platonique ! Ça, c’était pour la petite mythologie inventée par les journaux à sensation. (Paradoxale, cette appellation, en l’occurrence). Etat était magnétisé par Religion, par son aura - et il n’en était pas à prendre cette aura pour une auréole ! C’était avec un plaisir sans mélange qu’il entrait en Religion. Cette dernière se félicitait que son mari n’ait pas le culte de la raison. Bien sûr, beaucoup chuchotaient que c’était un mariage de raison d’Etat - et de stigmatiser ces manigances : “Encore un coup d’Etat !”
Mais la presse à sensation ne lâchait pas le morceau : de Religion, elle allait faire une légende. Or tant qu’elle parlait légende, Religion parlait parabole. Ce n’était pas tout à fait la même chose ! Les journalistes étaient d’autant plus frustrés que pour eux, théoriquement, ce couple, c’était du pain béni : si l’épouse était trompée, on en ferait une sainte ; si elle s’avisait de jouer les Marie-Madeleine (avant le repentir) et se retrouvait face à de lapidaires accusateurs, eh bien, cela promettait des rebondissements : des accusations la cernant, Religion se ferait une auréole, quant au tribunal lapidaire, il lui ferait revivre sa Passion. Bref, les médias avaient ces deux-là en odeur de sainteté. Mais le mari comprit par là qu’ils flairaient déjà la sainte, la femme bafouée, trompée, trahie. Le gouvernement censura la presse pour trahison d’Etat. Il faut dire qu’Etat devenait fanatique. Au gouvernement, on ne tarda pas à lui reprocher ce qu’on appelait sa confusion entre vie professionnelle et vie privée. Etat, le fanatique, allégua que son épouse était devenue un tyran (domestique). Le torchon brûlait. Les médias écrivirent que le Saint-Suaire brûlait, mais c’est à peine s’ils en eurent le temps, car Etat les livra au bûcher des vanités.

Ces temps troubles rappelaient étrangement la période de l’Inquisition… D’ailleurs, ce tribunal religieux, institué par la papauté, se manifesta au 18ème siècle en Espagne sous une forme politique… On parlait indifféremment d’hérésie ou de remaniement ministériel, les deux termes étant strictement synonymes : un hérétique n’était-il pas un ministre remanié ? “Manipulé”, corrigeraient journalistes et écrivains d’aujourd’hui. Mais ils pouvaient tout aussi bien faire une croix sur leurs mots car Religion, l’épouse d’Etat, veillait… Pour elle, remplir son devoir conjugal, c’était sacré. Les fidèles devaient se faire une raison. Voilà que Religion, elle aussi, télescopait vie privée et vie professionnelle, faisant ainsi, à son tour, de nombreuses victimes. Mais ainsi prêchait-elle, inlassablement.
“- Pour sa chapelle !”, rétorquaient ceux-là même, journalistes et écrivains, sur lesquels Religion avait fait une croix. On les appelait “Les Croisés” dans les chansons populaires. C’était vraiment le Moyen-Âge ! Et tandis qu”Etat et Religion buvaient mutuellement leurs paroles, la population trinquait ! C’était sans doute dans le but de perpétuer le souvenir de ces mémorables noces que la vie quotidienne devait se dérouler ainsi.
Alors les Croisés tinrent conseil. Ils se dirent que pour conjurer les liens sacrés du mariage, on pouvait toujours divorcer (c’étaient des Croisés d’avant-garde !), mais pour conjurer les liens politiques du mariage, il fallait une nouvelle conjuration. Ils partirent donc en guerre mais là encore, une autre embûche les attendait : ils ne faisaient pas l’unanimité, loin de là ! Les sceptiques ne manquaient pas : “- Ouais, c’est encore une guerre de Religion !”, dirent ceux qui ne voulaient pas s’en laisser conter. C’étaient les mêmes qui avaient dit, auparavant : “- Encore un coup d’Etat !” Les croisés organisèrent une nouvelle table ronde pour se dire que ces sceptiques n’étaient que d’opportunistes caméléons : ni chair, ni poisson - tout comme ce mariage, en somme. Ces croisés d’avant-garde n’avaient jamais confondu remaniement ministériel et hérésie, pas plus qu’ils ne confondaient à présent divorce et conjuration. Mais d’autres n’y voyaient que du feu (cf. Le bûcher des vanités) et restaient dans leur badauderie, tandis que nos croisés d’avant-garde, eux, allaient au feu. Avec Etat qui a la religion du pouvoir et avec son épouse lancée dans une chasse aux sorcières, allez savoir qui est qui ! “- C’est à y perdre son latin !” ; “- Dieu reconnaîtra les siens !”, commentait-on la situation. Et Religion de prêcher inlassablement : “- Donnez à Etat ! Dieu vous le rendra !”. La population traduisait par : “- Donnez à Dieu ! Etat vous le fera payer !”. A ces mots, les fidèles décidèrent d’entrer dans la clandestinité : il devenait dangereux d’aller à la messe, de prier en public, d’afficher sa foi au sein d’une communauté. Voyant s’approcher Le Jugement Dernier d’Etat, ils se mirent à prier clandestinement pour que le Jugement Dernier s’éloigne ! Certains fidèles, décidant de porter leur croix tout au long de ce calvaire, tombèrent à plusieurs reprises. A bout de chute, ils finirent par faire une croix sur leur calvaire ! Au vu de ce dernier évènement, les deux époux réagirent différemment : Etat s’en lavait les mains, tandis que Religion, hystérique, revivait la Passion… à sa manière ! Car dans son hystérie, elle criait à Etat :
“- Livre-les moi, ces gens qui font une croix sur leur calvaire !” A cet instant, elle eut un vague malaise, comme quelqu’un qui se trouve à côté de ses pompes. C’est que ces gens, elle était sur le point de les martyriser ! Elle s’était bêtement laissée emporter par la passion du public assistant au jugement du Christ par Ponce- Pilate. Elle s’était trompée de Passion !

Depuis, on raconte que la diablesse s’est fait ermite et qu’elle prêche (dans le désert, d’ailleurs), qu’elle prêche inlassablement, insolite Saint Jean-Baptiste. Ce qu’elle dit ?

“- Donnez-vous à Etat ! Dieu vous le fera payer !”


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Cathy n’eut aucune réponse de Melle Lilie. Elle sut seulement que les accès d’extinction de voix affectaient l’enseignante de plus en plus fréquemment et que la qualité de ses cours (qui était à juste titre réputée excellente) baissait brusquement de manière inquiétante. Qu’allaient dire les étudiants face au jury de l’Agrégation ?

Cathy se revoyait traversant les couloirs à l’université comme un fantôme ou comme une poule qui court, court en traversant une route, pour ne pas se faire écraser. Si elle sentait posé sur elle le regard de Melle Lilie, elle se retournait instinctivement, localisant infailliblement la provenance de ce regard. Il était arrivé que Cathy, se trouvant à un pas de Melle Lilie, ne soit pas même repérée par celle-ci toute occupée à fermer une porte ou à chercher un numéro de salle. Sa démarche fascinait Cathy. Femme aux formes généreuses, elle avait la ligne des hanches estompées par une taille peu marquée ; un style très classique, les cheveux courts tirés en arrière de manière à donner du volume au sommet - volume allant en mourant en dégradé sur la nuque - , quelques cheveux blancs (elle avait environ quarante-cinq ans), le rire bref, un peu saccadé, la nuque un peu rétractée quand elle riait, elle allait, les chevilles assez raides, faisant sonner chaque pas, sans lancer de regards inutiles et les échos résonnant (Cathy comprenait “raisonnant”) semblaient signifier que les pas travaillaient effectivement à leur but. Cathy et Melle Lilie ne pouvaient traverser les couloirs de l’université sans se perdre de vue (“Où est-elle encore passée ?”, se demandait Melle Lilie agacée) ou se télescoper. Cathy s’arrêtait brusquement lorsqu’elle repérait des affiches sur quelque pièce de théâtre aux Amandiers. Elle suivait Melle Lilie en se fiant à l’écho de ses pas, préférant attendre qu’elle ait déjà pratiquement atteint l’autre bout du couloir tandis que de son côté Cathy était occupée à observer un dessin, une affiche, à rêver devant l’annonce d’une pièce de théâtre, pour la rejoindre en quelques enjambées silencieuses et venir “se poser” devant elle sans qu’elle sache d’où son étudiante venait. Invariablement elle s’exclamait, légèrement ironique : “Tiens !”, “Un revenant”, aurait-elle pu ajouter. Car Cathy confondait cours et traversée en solitaire, partant au large des mots des cours de Melle Lilie, prenant le large à bord de ses mots à elle. “La Babel de la citation ; la citation de Babel”, avait écrit Cathy.

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Chapitre Six : Les séparées

“Je pose” : image ; “Je retiens” : chiffre. “Je pose” : chiffre ; “Je retiens” : image. Par amour, Cathy entendait une alliance avec les mots - elle écrivait que sa Narcissa ne voulait plus être la maîtresse des mots, mais leur épouse.

La Narcissa de Cathy avait écrit :

“Lallation : un enchantement éteint en son possible écrin vient se peindre. Désenchante ment : si tendre se tend l’attente d’un temps qui pressent un océan de sentiments où des en-chante-ments changent pour un temps les désenchantements. Dé-tension ? Détention ? Un certain regard recueille le silence de mots-pupilles auréolées… Le flot d’écho des mots si faux qui s’altéraient en d’autres egos se métamorphose, se pose, s’expose, se dose, se transpose”.

Cathy avait remis à Melle Lilie son travail de DEA mi-universitaire, mi-poétique - c’était là sa manière de suggérer à l’enseignante qu’elle se trouvait prise par les mots ou phrases qu’elle citait ou étudiait. Toutes deux étaient assises côte à côte dans le bureau de Melle Lilie, celle-ci lisant le plan de ce travail à haute voix. Au moment où elle lut une citation de Hölderlin, toutes deux se regardèrent. La citation disait : “Tu sembles me colorer un mot rouge” (“Du scheinst mir ein rothes Wort zu färben”). Cathy avait les joues en feu. Correspondances. Elle eut la sensation que Melle Lilie, pétrissant son travail de sa voix et de ses regards, semait à même son sang, à même le terreau des images de ce travail. Au majeur de la main droite, Melle Lilie portait une bague en or très fine, sur cet anneau luisait une petite goutte rouge sang.


Le temps court dans les noeuds du plancher en bois de la scène, passe les feux de la rampe comme une salamandre. Les planches sont-elles à des années-lumière des feux de la rampe ? Pétrifiées, pétrifiantes pour ceux qui y montent pour raconter ? Cathy Pas-done avait pris la scène pour une statue dont la pierre lui pesait de plus en plus tandis qu’elle s’épuisait, en couturière du vide, à travailler l’air.

Son amour pour Melle Lilie : “Je ne sais si je suis début ou fin”.

13 août 1997 : Cathy vient de rentrer d’Allemagne, de Regensbug (ville de la pluie, mot-à-mot), Ratisbonne en français, où elle a organisé et encadré un séjour linguistique pour une classe d’adolescents. Le téléphone sonne : un docteur d’Etat de l’université où enseignait Melle Lilie, que Cathy ne connaît absolument pas en dehors des cours, lui annonce le décès de Melle Lilie, enterrée à Orléans il y a quelques jours. Celle-ci s’était rendue chez le médecin pour une grippe qui ne passait pas ; le médecin l’avait fait hospitaliser d’urgence (pas même le droit de rentrer chez elle), opération pour un cancer du colon. Tout de suite, des métastases sont apparues dans la région du cerveau et le décès est survenu en quelques jours. La dernière fois que lui-même l’avait vue, Melle Lilie ne l’avait pas reconnu. L’avant-dernière fois, elle parlait de reprendre les cours.


Du temps et des lieux sont passés dans cette histoire, pour l’aérer- la rendre respirable ? Ici et maintenant, « enFIN», Cathy, délivrée des opérations de la conscience qui ne font pas un compte rond et qui la font tourner en rond dans son inconscient, retenant prisonniers d’une ronde infernale tous les temps et tous les lieux de la conscience.

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