Chapitre Un : Jacques et Cathy Paddon au Lycée

Son regard se méfiait de ces silhouettes dessinant, par hésitation des ombres et lumières, les contours des objets, paysages et personnes, sans que le volume apparaisse sur l’autre rive, à un bord, en somme, de la vue. Jacques crut voir un de ces volumes, un jour, glisser du bord de l’oeil de Cathy, comme une larme. Il tourna alors la tête en direction de ce qui avait pu s’imprimer sur la rétine de Cathy.

Jacques se rappela que Cathy Paddon lui avait confié que l’on s’était souvent moqué de ce nom anglais insolite pour les lycéens de Caen. “Pas done!”, “Pardon!”, singeait t-on ce nom. Curieusement, du temps de leur scolarité commune, ils étaient devenus ennemis à la suite d’une composition de français où il fallait raconter un rêve. Il s’avéra qu’ils avaient tous deux rêvé, en tout cas raconté, qu’ils devaient faire une promenade en barque avec leur meilleur ami. Or, au moment de monter dans la barque, ils s’apercevaient que le meilleur-ami occupait toute la barque, de sorte qu’ils ne pouvaient pas y monter, et celle-ci s’éloignait lentement tandis que l’autre, de l’intérieur, tendait la main d’un air engageant vers le rivage, souriant affectueusement et confusément tout ensemble. Les deux rédactions, dans un style très différent pour ne pas dire aux antipodes, datant du mois d’octobre - or à si peu de temps de la rentrée scolaire ils n’avaient pas eu le temps de devenir amis - les présentèrent l’un à l’autre en ennemis plus sûrement encore qu’un tiers subversif ne l’eût fait. Chacun reconnut en l’autre le meilleur - ami accaparant toute la place dans la barque.

A l’avenir, Jacques et Cathy ne s’enfermèrent que plus farouchement dans leur sphère d’intérêt. Elle faisait le mort en flottant presque à la surface des eaux usées de son quotidien excluant le quotidien. Il arrivait à la “morte” de boire la tasse qui tenait moins du bouillon de 11h. que de l’eau de vaisselle. Jacques, de son côté, s’était juré de ne plus impliquer ses rêves dans un travail scolaire, quel qu’il soit.

Certes il y avait bien eu, peu de temps après cette histoire de rédaction, ce spectacle de marionnettes organisé par le prof. de dessin et qui les avait troublé : des marionnettes racontaient le mythe de Cassandre, évoluant derrière un rideau noir rectangulaire d’où émergeaient juste leur tête et leurs pieds. Pour une fois, au lieu de se faire des pieds de nez, ils se sourirent. Mais la représentation terminée et son aura diluée dans le sillage du temps, les pieds de nez avaient repris cours. Jacques jouait des muscles de l’esprit en cours de thème, faisant admirer auprès de ses camarades le gonflement de ceux-ci, tandis que Cathy, cherchant à faire toujours plus de jeux de mots avec son nom, ressemblait, pour peu que l’on prit son stylo pour un scalpel, à un chirurgien de l’absence. Se servant du pouvoir d’évocation que les mots avaient sur elle, elle se saisissait de quelques uns, les faisait prendre comme du ciment pour s’enfermer dans cette forteresse de fortune et d’infortune, écrivant des mots à la fois vierges et putains de sens. Après tout, le lecteur n’aurait qu’à choisir entre prendre la vierge ou la putain. Ce style si lourd d’insaisissable, dont le professeur de français finit par comprendre qu’il s’adressait surtout à Jacques, ressemblait trait pour trait à cette phrase qu’il avait donné à commenter dans le contexte d’une étude sur Baudelaire : “Le premier regard sera le dernier”. Le prof eut soudainement l’envie de prendre le style de Cathy sur son dos et de le déposer là où il lui semblait devoir atterrir : devant une personne et non seulement devant un rôle. Devant personne, comprit Cathy. Or Jacques, après avoir reçu - à compter du lendemain suivant la confidence que Cathy lui avait fait au sujet des moqueries lancées sur son nom - une série de lettres de sa meilleure amie-ennemie dans le style que nous venons d’évoquer, y vit comme un rituel de répétition de leur rêve commun. Cathy Pas-done était-elle tombée éprise de ce rêve à travers lui ? A l’issue d’un entretien entre Jacques et le prof de français, ce premier avait promis de tenter une réconciliation avec Cathy, mais là, non, vraiment, il trouvait que cette Pas-done jouait les Cassandres d’une façon trop tragique à son goût. Et encore, elle brouillait les pistes du tragique, en révélait une inattendue - “En faisant de moi un être mythique !” pensait Jacques en même temps qu’il eut un petit rire. Il eut tout loisir d’observer Cathy se camper toujours plus radicalement dans une posture de mime de l’absence.

Maintenant en Terminale, Cathy avait gardé des contacts affectueux avec son prof d’allemand de Seconde, Mme Teest, à qui elle se confiait énormément. Inquiète, celle-ci considérait cette adolescente dont la sexualité naissante lui semblait de plus en plus se confondre avec un rêve d’Icare. Jacques, de plus en plus docte - mot auquel il ajouterait vraisemblablement une syllabe après quelques années universitaires prometteuses - et féru de psychologie, avait trouvé un moyen de se mettre à l’abri de cette “amie” aux détresses trop encombrantes car trop discrète : il lui suffisait d’agiter la “muleta” couleur “Névrose” pour que l’autre grimpe aux rideaux de sa peur, de sa honte.

Drôle de taureau, qui fuit la muleta au lieu de foncer sur elle. Le prof de français de Seconde, retrouvé version philosophie en Terminale, et qui suivait de loin, à l’occasion, l’évolution de Cathy, soupçonna que la couleur de la muleta n’avait sans doute pas l’effet escompté par Jacques : il se pouvait que Cathy s’évanouisse dans la couleur complémentaire au rouge, hantée qu’elle était par le spectre de cette couleur complémentaire. Cathy s’amusait à songer (car elle ne pensait pas ; elle songeait) que si Jacques pouvait décidément ressembler à un fort-en-thème, le prof de français et de philo ressemblait, lui, à un « fort en version ». Cathy n’était ni l’un ni l’autre.

Que ce soit Jacques et Cathy, Jacques et Pardon, Jacques et Pas-done, le prénom de Jacques avait la propriété de rester constant. Cathy se battait contre l’importance d’être constant, aux côtés (fantasques) d’un Oscar Wilde. Jacques et Cathy découvrirent tous deux qu’ils menaient le même combat, à ceci près que Jacques n’y impliquait que peu sa personnalité, tandis que Cathy s’y était plongée jusqu’à forger sa personne en sujet-objet de cette lutte. Entre les deux : un mur. Ô ça, il n’y avait pas d’lézard pour ce qui était de ce mur. Jacques lézardait dans ses théories ; Cathy Pas-done était mise au pied du mur.

Un jour, alors que le prof de dessin guidait sa classe à une exposition du peintre Léonor Fini, Jacques et Cathy trouvèrent un lézard ailleurs que sur le mur : le tableau intitulé “Chambre d’enfants” représentait deux petites filles pourvoyant à leur éducation en considérant chacune à tour de rôle sur un miroir-gentil-miroir posé par terre…un lézard. Dès lors, ils mirent un zèle hâtif à arpenter la distance qu’il pouvait bien y avoir entre le miroir-lézard et le mur qui se lézarderait. Seulement, y’avait un lézard, et un gros, même : cette lézarde que Jacques voyait en hypermétrope et Cathy en myope leur donna l’impression toute astigmate et peu agréable qu’un lézard leur courait sur le corps, comme si brusquement ils devaient se retrouver qui avec un bras trop court, qui avec un bras-rhinocéros. Le face à face de ces deux-là abolissait toute loi de proportion et défiait celle de la complémentarité. Jacques fut pris de court par la vision lointaine que Cathy avait de lui ; elle fut prise de distance par la vision si précise que Jacques avait d’elle. Jacques se distancia ; Cathy revêtit la distance comme habit de sacerdoce.

“Pas de don !”, disaient distanciation et distance. En cela, Jacques rejoignait Cathy pour une fois. Mais quelle Cathy rejoignait-il, au fait ? Pas-done ? Pardon ? Sans doute pas, en tout cas, tous les verbes à tous les temps que Cathy avait associé à son nom, faisant celui-ci verbe -verbe dont elle avait ensuite cherché les correspondances : l’imparfait du présent, le participe du passé, le passif actif… Mais tout ceci nous entraînerait dans un puits où poésie et grammaire se marient à blanc et au noir. Accoudons-nous à la margelle de ce lieu.

A quelle Paddon Cathy ressemblait.

A cette question, le narrateur répond : “Je pose” : la voix de Jacques ne monte jamais d’un ton plus haut que ses analyses. “Je retiens” : une Cathy qui donnerait un peu d’elle-même tout en se gardant d’être prodigue de sa personnalité. “Je pose” : la voix de Jacques s’applique mot à mot à respecter les frontières de l’autre. “Je retiens” : une Cathy qui chanterait juste, et non simplement de justesse comme le peut une Pas-done. “Je pose” : la voix de Jacques s’écoute dans un champ de vision. « Je retiens » : une Cathy dont la voix est à l’écoute, et non simplement un pas-done à l’écoute de sa voix. “Je pose” : la voix de Jacques a fait l’expérience de la relativité. “Je retiens” : Cathy devrait faire de même…

« je pose » : la voix de Jacques sait nourrir en finesse ses paroles. “je retiens” : la voix de Cathy chante les finesses à plein volume. “Je pose” : la voix de Jacques est boulimique d’observations tandis que celle de Cathy est boulimique de regards ; “Je retiens” : Jacques doit souvent mettre sa subjectivité en suspens, tandis que Cathy se suspend à elle. Gare aux coutures qui craquent les jours de grande fragilité. C’est qu’elle s’y cramponne bec et ongles. “Je pose” : la voix de Jacques essaie de mettre en lumière les contrastes. Parce que très réservé sur lui-même, il peut trancher dans le vif. “Je retiens” : Cathy fuit ces lumières comme un papillon se rappelant brusquement qu’il s’y est déjà brûlé les ailes. “Je pose” : les mots et la voix de Jacques sont ponctuels. “Je retiens” : tous ont fini par se lasser d’attendre en vain Cathy, ponctuant toutes ses promesses de points de suspension.

Cathy épluchait ses fictions ; elle écrivait “Lis-tes-ratures” en baptisant ses mots “Ophélie”. Artificier du sacre, elle parlait sacrifice. Confronter sa pure poésie aux idées de Jacques mettait ses mots forgés en radicaux de sa vie sens dessus-dessous. Celui-ci lui avait dit : “Tu voyages dans tes traits d’union, de jeux de mots en jeux de mots. Trois p’tits chats, chapeau d’paille, paillasson, somnambule, bulletin, etc. J’ai rien à voir là-dedans”, tandis que Cathy, qui était en absence de mots, s’était obstinée malgré cela à suivre son écriture. Elle s’imaginait contourner sa peur de la rature en lui sautant dessus à pieds joints. Cathy pose : la voix de Jacques pose des questions. Jacques retient : la voix de Cathy se pose à côté des questions. “Ce n’est pas une réponse !”, pensait Jacques, furieux.

Il advint que pendant cette année de Terminale, Jacques et Cathy se distinguèrent tous deux par un brillant exposé en cours de physique. Le premier parla du soleil, la seconde de la lune. La classe entière pouffa de rire : “S’ils se rencontrent, ça fera une éclipse !” Cathy se crut alors obligée de prendre ses quartiers dans la lune, ce qui ne l’empêchait pas de chahuter avec malignité la prof d’anglais. Elle saisissait l’occasion du moindre devoir à rédiger pour se lancer dans des essais échevelés. Invariablement, Mme Dump l’exhortait : “Ne faites pas de hors-sujet ! Quel est votre objectif ?” Elle écrivait ses annotations en rouge et cette fois-ci, Cathy ne s’évanouit pas dans la couleur complémentaire, le bleu : “Objectif Lune rousse !”, lança-t-elle devant la classe hilare (Mme Dump était rousse).

Peu après elle fit un rêve marquant, non partagé par Jacques, pour cette fois : un homme et une femme se tenaient debout, habillés l’un en rouge, l’autre en vert et portant chacun un masque assorti à leur très ample robe. Les cordons servant à nouer ces masques étaient défaits, ces derniers portés à l’envers, comme collés à leurs cheveux. Tous deux se regardaient. L’homme se tenait à cette distance nécessaire de la femme pour pouvoir toucher de sa main, à bras tendus, les épaules de celle-ci. Ainsi, les deux robes très longues se déployaient et recouvraient entièrement les personnages tout en se portant au-devant d’eux. Un drapé les habillant en les dénudant, ou bien l’inverse, les faisait ressembler à un devant de scène tel qu’il apparaît au spectateur lorsque les rideaux sont encore fermés et qu’il attend le spectacle. Ce théâtre aurait pour seul éclairage la croisée des regards se jouant à rideaux fermés. Certains spectateurs semblaient suivre des yeux, sans en perdre une miette, l’inertie de ces rideaux, comme s’ils étaient à un défilé de mode ; d’autres semblaient suivre avec intérêt le déroulement d’une pièce, une “comédie humaine” dont la trame se jouerait à même le rideau. Cathy mit du temps après son réveil pour se rappeler ce tableau de Leonor Fini contemplé lors de la dernière exposition de l’artiste - exposition que Jacques avait d’ailleurs boudée. “Je pose” : toujours inhibée par ses jeux de mots, Cathy calquait “pressentiment” sur “ressentiment”, si bien qu’une méchante feuille de papier calque trônait toujours entre Jacques et elle. “Je retiens” : les conflits qui ne manquèrent pas d’en résulter, qui semblèrent se jouer, du moins Cathy visualisait-elle la scène ainsi, à rideaux ouverts, de telle sorte que les deux personnages de son rêve se désincarnaient au fur et à mesure que s’ouvraient les rideaux - ce croisement d’étoffe tissant le drapé de leur habit. Seuls les visages restaient impavides, tandis que les corps, aux endroits recouverts par l’étoffe, s’estompaient jusqu’à laisser place à ce qui devait être représenté sur scène. La pièce qui se jouait alors semblait accumuler les actes manqués.

Jacques attendait un théâtre des sens, or Cathy, d’une main capricieuse, laissait tomber à la trappe du sens les actes manqués atterrissant pile à la place du souffleur. L’intrigue tombée à la trappe, les spectateurs - Jacques en particulier - finissaient par tenir Cathy pour une intrigante. Cependant, il semblait à Cathy qu’intrigue et anecdote dramatiques étaient vouées au secret et ne pourraient jamais être hissées sur scène qu’à l’aide de treuils, ces avatars modernes, selon elle, du “deus ex machina”.

“Je pose” : Cathy sur scène et son message à la trappe du souffleur. “Je retiens” : certainement pas le spectateur !

La fin de l’année scolaire prenant pour Cathy des allures de bachotage (elle n’avait rien fait de l’année en maths) ; Jacques préparant ses dossiers de concours d’entrée en hypokhâgne, les choses en restèrent là. Paradoxalement, Jacques et Cathy se quittèrent sur un air de connivence, l’un structuré autour de ses actes ; l’autre nimbée de ses actes manqués. Ils se serrèrent fermement la main, avec la réserve qui, si elle était propre à la nature de chacun, n’en était pas moins exempte d’une certaine raideur. Jacques avec une réserve sans défaut ; Cathy réservée par excès.

1 commentaire:

Melly a dit…

C'est tellement bien raconté ...

je découvre cet aspet ... littéraire, de vos diverses talents, et me régale !!

(ça change du pois lourds des vols d'orane-nisés... )