Chapitre Trois : Cathy Paddon et Melle Lilie Altou

“Je pose” : une mouche se débattant, les pattes prises au piège d’un ruban adhésif. “Je retiens” : la fiction.

Dans un premier temps, Cathy voulut poser et retenir la fiction, en un même mouvement. Elle voulut poser et retenir tout ensemble cette image d’une mouche se débattant, les pattes prises au piège d’un ruban de papier adhésif, puis consentit à suivre, rien que pour voir, les règles du calcul. C’est alors qu’elle sentit que creux et fibres en elle-même correspondaient à la souplesse de ces chiffres que l’on pouvait séparer, multiplier, additionner dans une même opération - et ce pour parvenir non seulement à une constellation de chiffres, mais à une somme. Elle se sentit découvrir comme une élève de l’école primaire que même les divisions avaient une somme pour résultat, se prit à rêver d’opérations calculant les marges d’erreur de la fiction. Des chiffres recelant profondeur et contradictions. Elle s’y essaya : peut-être cesserait-elle de lire les eaux de l’étang rien que de l’oeil et du nez, de sorte qu’oeil et nez lui étaient un courant d’eau ininterrompu. Au théâtre de ses sensations, Cathy était parfois obligée de subir quelques uns de ces styles qu’on dit “coulants”.

Le narrateur va à l’encontre de Cathy ; il n’écrit ni pour gagner du temps ni pour en perdre, mais seulement parce que c’est son rôle. Il lui prend des regards, lui en donne d’autres qui, à première vue, ne semblaient pas devoir appartenir à Cathy ; celle-ci s’intéresse justement à une coutume de l’opéra chinois, voulant que les acteurs se maquillent mutuellement. Le narrateur pourrait être comparé non pas au maquillage de tel ou tel personnage, mais à la main qui a pour unique fonction le maquillage de l’acteur : lui entrera sur scène, tandis que le narrateur vient d’être maquillé pour les coulisses par le processus réciproque. L’auteur ainsi pourvu d’une tenue de camouflage devrait-il flotter en état d’immanence aux personnages, comme s’il était leur “deus ex machina”, ou comme si les personnages étaient son “deus ex machina” ? Cathy préférerait jeter le récit à la trappe plutôt que de le voir hissé sur scène à grand renfort de treuils dont serait équipé le “deus”, des lieux l’ange gardien perverti...

L’histoire, telle que la raconte le narrateur, se joue pendant que les personnages (narrateur inclus) se maquillent mutuellement. Il est donc plus que temps pour eux de se demander si l’histoire va se jouer sur scène ou dans un théâtre apatride, rendant l’intrigue caduque au lever du rideau-miroir se révélant être un objet que l’on peut traverser de part en part, mettant choses et êtres à plat.

Il en alla ainsi pour la préparation du mémoire de DEA de Cathy sous la houlette de Melle Lilie. Cathy n’avançait guère dans ses recherches, c’est à dire qu’elle multipliait les lectures lui fournissant un tel volume d’idées nouvelles qu’elle avait bien du mal à saucissonner le tout en comestible bon à vendre à la boucherie-charcuterie (périphrase désignant l’acte de soutenance des mémoires universitaires). Melle Lilie l’exhorta à boucler au plus vite (les recherches de Cathy pour ce mémoire duraient depuis plus de 2 ans). Elle ne reçut un exemplaire du mémoire que quelques jours avant la date fixée pour la soutenance, ce qui avait pourtant exigé de Cathy un travail dont l’intensité la mena au bord de l’apoplexie (en fait elle finit par souffrir d’une anémie sévère).

C’est ainsi qu’elle avait débarqué dans le bureau de Melle Lilie après un séminaire, porteuse de deux grandes valises bourrées d’ouvrages de référence, livres et autres photocopies utiles à son mémoire. Melle Lilie considéra, perplexe, les piles de livres que Cathy, suant sous l’effort, entassait sur son bureau. Enfin, l’étudiante lui tendit quelques feuillets qu’elle parcourut pendant que Cathy s’affalait sur une chaise en face d’elle. Melle Lilie n’était pas femme à rire de l’aspect fellinien et kafkaïen à la fois de cette scène : elle retroussa les manches de son chemisier blanc et se mit en devoir de ramener sa brebis égarée. Cathy, qui observait l’air légèrement hautain et contrarié de Melle Lilie, se dit que son travail était irrémédiablement à mille lieues du plan académique, figé, rigide, académiquement et réglementairement mort exigé par l’étiquette de tout mémoire universitaire. De fait, les feuillets offraient un patchwork certes très artiste et porteur d’associations d’idées et de nuances fines, originales et intéressantes, un collage littéraire. « - C’est brillant », dit Melle Lilie à mi-voix, comme pour elle-même : Cassandre (le sujet du mémoire) était entre autres comparée à Zina, la fille de Trotsky, celle qui avait deviné avant tous les autres ce que l’histoire réservait à son père adoré. Pour Cathy, Zina avait été la Cassandre de l’URSS.
«- Mais…»

Mais Cathy avait l’impression que Melle Lilie voulait lui faire bêler son plan au milieu du troupeau. Elle ne fantasmait pas non plus sur Melle Lilie en médecin légiste. Irrésistiblement, alors que le titre de son mémoire était : «Matière mythique et manière mythologique dans le récit Cassandre de Christa Wolf», Cathy sentit qu’elle allait jouer les Cassandre, ce serait là sa manière de s’engager quant à son thème : les procédés de démythification dans la littérature contemporaine des pays d’Europe Centrale. Ces procédés de démythification, elle allait les appliquer à la fac. Elle ne voulait pas pondre un ouvrage mort-né à dormir debout. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était être à la hauteur de ses mots, et voir l’âme amoureuse de Melle Lilie flamboyer au sein de ses prunelles. Un point c’est tout.

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