Chapitre Deux : Cathy, Narcissa et les hommes mariés

Vint pour Cathy le temps du premier petit ami. “- Ce n’est même pas que tu sois amoureuse d’abstraction”, lui dit-il. “Tu es amoureuse abstraitement. Dans l’absolu, tu es amoureuse”. Cathy rêva qu’un étang recouvert de nénuphars, alors qu’elle se promenait en forêt, avait attiré son attention. Elle affectionnait particulièrement deux noms anglais de fleurs : “waterlily” et “daffodil” ; contemplait cet étang : les nénuphars se déplaçaient constamment, leur mouvement proportionnel à leur démultiplication. Ces nénuphars recouvrirent bientôt plus qu’entièrement l’étang, de telle sorte que les promeneurs se laissaient berner, croyant marcher sur un étang asséché, au courant végétal. Seule Cathy restait au bord, sachant à quoi s’en tenir. Une semaine auparavant, s’étant promenée dans ce bois qui lui est très familier, elle avait admiré ce même étang, intriguée par le peu de nénuphars qui flottaient à la surface. Son fond aurait enchanté un peintre, tant il semblait se composer de variations en vert.

Les volumes, pour ce qu’on pouvait en apercevoir, étaient comme sculptés par leur couleur. Contours et couleurs, dans leur symbiose, semblaient déterminer les mouvements de l’eau. C’était la fin de l’après-midi, la lumière particulière de septembre dentelait de vif les arbres qui furent bientôt voilés par un ciel rassemblant tous ses nuages. Les nénuphars furent relayés par les nuages, Cathy observait leur ballet sans figures et comme muré dans la surface de l’étang. L’horizon déployant ses bras de brume barrait la vue à Cathy qui sentit presque d’abord ce “bras”, puis la main qui le prolongeait, posés contre ses yeux lorsqu’elle regardait les eaux de l’étang. Allait-elle rester là, à s’enliser dans le marécage de cet aveuglement. Elle se sentit portée à continuer sa promenade en compagnie, de cette “main”, lunettes paradoxales. Cette “main” ne contredisait pas la vue ; elle la condensait pour la faire pleuvoir en pas. Cathy, nuage sur les yeux, avançait à pas de pluie. Elle eut l’impression de promener les eaux de l’étang au fil de ses pas, ce dernier formant le rivage de cette excursion. Ses pas “tombant” à tâtons, ainsi que la pluie.

“Je pose” : à décrire et écrire sans cesse les traits d’union, Cathy croyait y vivre. Les autres voulant venir à elle devaient faire le trait d’union, sinon elle se relayait elle-même dans le déplacement. “Je retiens” : jusqu’à présent, elle n’avait expérimenté la poésie que dans le jeu des mots, là où elle vivait. « Trois p’tits chats… » (Un refrain qui semblait fasciner les hommes mariés). Plus elle avançait, plus ses pensées oscillaient, telles le balancier d’une horloge, entre Jacques et elle. Encore s’agissait-il là d’une traduction du narrateur du mouvement des pas en mouvement de la conscience, car Cathy, elle, cheminait en sens inverse. Le narrateur, pour traduire de justesse ces moments, doit avoir recours à un contresens bien spécifique. D’ailleurs, ce furent souvent les choses observées par Cathy toute occupée d’elle-même qui firent contresens, c’est-à-dire qu’elle intégrait à rebours ses quatre vérités.

“Je retiens” : le narrateur doit faire des contresens pour traduire les faits et mots de Cathy, et cela même sans qu’il prenne parti pour l’une ou l’autre des figures - Jacques, Cathy, Mme Teest, le prof de français-philo. “Je pose” : la fiction peut être ce félin qui, guettant la réalité et bondissant en acrobate parfois incertain sur celle-ci, a la possibilité de retomber sur ses pattes, de justesse. Qui irait affirmer que fiction et réalité n’ont pas tant soit peu bougé pour autant. De cette promenade, Jacques aurait pu dire quelque chose du genre : “C’est comme écrire une page d’amour en gardant toutes les images pour soi. Or ce sont les images qui aident à tourner les pages”.

Cathy avait pris conscience du mouvement par le regard. Cependant, il était régulièrement advenu que sa faculté de regarder se liquéfie entre ses doigts, comme lorsque quelqu’un de très assoiffé vient de trouver une fontaine à eau potable, mais est d’abord trop impatient pour saisir assez d’eau dans le creux des paumes réunies en coupelle, l’eau lui glissant des paumes au bout des doigts. “Ecrivez ! Vous avez de l’écriture au bout des doigts de l’âme !”, avait solennellement - mais sans raideur aucune - confié le prof de français-philo à Cathy en fin de Terminale. Celle-ci tenta d’écrire. Se créa un personnage : Narcissa. En disant : “tenta d’écrire”, le narrateur entend qu’elle se laissa tenter par l’écriture, ne faisant que réfléchir sa Narcissa, persuadée qu’elle était de réfléchir sur elle. Son écriture dans le jeu des mots constituait le pur contour d’une médaille, celui frappé par les hésitations entre ombre et lumière, et non l’avers ou l’envers de cette médaille. Cathy se demanda combien de jeunes esthètes et d’hommes mariés avaient pu tomber amoureux de ces contours, de cette ombre chinoise qu’ils prenaient pour une Geisha.

Cathy vivait son écriture-conflit en dilemme entre vivre en tentant de “conventionner” ses dons d’artiste d’une part et mourir de se dire d’autre part. Or elle voulait rejeter les dilemmes, dont Mme Teest lui avait appris à se méfier : « - Ce sont tous des faux ». La Narcissa de Cathy peinait pourtant : “La traversée des miroirs met à plat”, écrivit-elle, ou encore : « Un désert de mots, où chaque tempête d’image me fait me retourner dans le sable »

Si sa Narcissa n’était qu’artiste (très bohème !), Cathy, elle, était bien plus artisan (disons : apprentie pleine de défauts) qu’artiste ! Cette pensée réveilla ou attisa en elle une rivalité non encore résolue entre ce qu’elle appela “l’artistissime” et “l’artiste-artisan”. Cathy trouvait dans toute atmosphère de passion des illustrations de sa Narcissa “artistissime”. Ce furent des ballets de Béjart qui révélèrent à Cathy un équilibre dansant entre artistissime et artisan. Cathy fit ainsi l ‘expérience salutaire d’un monde tout aussi emprunt de magie que de technique.

C’est alors que son l’attention se porta bientôt vers une des enseignantes en Langues et Civilisations Germaniques dont elle suivait les cours à l’université. Car Cathy se destinait à l’enseignement des langues vivantes. Le nom de cette personne combinait un mot latin (langue savante et morte, donc chère aux universitaires) signifiant la grandeur, l’altitude - altus - avec une syllabe à sonorité douce, usuelle dans certains patois du Sud de la France, souvent utilisée comme suffixe diminutif - ou. La voix de Mme Lilie Altou était appliquée et douce. Cathy se mit à l’observer rien que pour voir si docte et doux faisaient bon ménage.

Elle se souvint avoir dit en cours de maths, exprès pour exaspérer Jacques, bien sûr, que les racines n’étaient pas carrées, mais qu’elles pouvaient avoir des ailes. Faut-il préciser que les jeux de mots de Cathy pouvaient évoluer en tissages de mots pour leur forme la plus heureuse, et en associations d’idées pour le moins risquées, sinon calamiteuses : ainsi, elle se demanda les rapports existant entre la poésie pure, le chevalier d’Eon et Orlando. Pensant à l’amour, elle écrivait sur la castration et se dit que la castration d’un être présupposait parfois que cet être soit deux. Orlando serait ainsi un mélange d’Orphée et d’ Eurydice. Ces bribes de réflexion sur les racines ailées, Cathy les censurait dès qu’elle se trouvait dans l’enceinte de l’université, domaine où l’on attendait d’elle qu’elle choisisse entre chair et poisson. Cathy écouta des airs d’opéra chantés par des castrats. On aurait dit de la poésie pure. N’était-il pas possible qu’une musique rigoureuse fît de cette voix un opéra ? Ou bien devait-il en être ainsi - une tragédie d’opérette : le chanteur castré par la musique. Cathy était lac ; Mme Lilie était montagne. Un mouvement horizontal en rencontrant un vertical peut représenter un chemin de croix (drôles de mots croisés).

Chemin de croix : la croix d’un départ, de départs entre voix et musique. Et si, en échangeant des regards, on échangeait sa croix contre celle de l’autre ? Que cet échange survienne « de justesse » ?

Ici, le narrateur a un haussement d’épaules et se contente de recopier mot à mot la réflexion de Cathy, ne se distanciant de cette dernière que par un signe de ponctuation (les guillemets). Il faut dire que notre narrateur est protestant ; depuis sa plus tendre enfance il entend le pasteur répéter : « Chacun porte sa croix ».

“Il en va de l’amour comme de la réflexion : si le regard, chrysalide de la subjectivité, ne finit pas par prendre son envol, regards et subjectivité rateront tous leurs rendez-vous !”, avait dit en cours Mme Lilie. Face à elle, Cathy gardait souvent les yeux baissés. Non par timidité, mais parce qu’elle était toujours à la recherche d’associations d’idées qui attireraient l’attention de Mme Lilie et scrutait laborieusement le sol comme à l’affût d’une pièce de 1 € qui traînerait dans la poussière. Absorbée par cette recherche d’importance, elle comprit le message à l’envers : “Si la subjectivité ne finit pas par prendre son envol (etc.)”. Cathy rêva, la nuit suivant un cours de Mme Lilie sur “l’ange de l’histoire” de Walter Benjamin, qu’elle était devenue, pour sa part, l’ange de la réalité. Pénible gymnastique. Elle rêva aussi qu’au lieu d’être suivie par la réalité comme par son ombre, elle qui, justement, voulait que ses rêves suivent Mme Lilie comme une ombre, elle rêva, donc, qu’elle avait perdu cette ombre tout en se devenant à elle-même pur écho. Mme Lilie, prisonnière de l’immensité d’une forêt, appelait Cathy, voulait lui parler et la cherchait de son tendre regard noir. Voulait-elle entretenir Cathy de « La Confusion des sentiments » de Stefan Zweig ? Pour toute réponse, l’enseignante n’obtenait qu’un écho, une voix prisonnière de son horizon.

Echo, cet angelot du caprice brisant pour un oui pour un non la baguette de coudrier qui lui a été attribuée. Il y avait aussi ce jeu de mots de Cathy : du manque de poésie dans la vie, elle disait faire une poésie du manque. Elle nota :
“écri-vain”, ou encore : “Je n’ai pas les moyens d’être moi-même”. Tombant amoureuse, Cathy était aux trois-quarts attirée par des traits d’absence de l’autre, et à un quart par sa présence, si bien que ce peu de présence de l’autre relevait du télescopage lorsqu’il survenait. Un oasis dans le désert sorti comme un diable de sa boîte, vous flanquant son poing en plein visage. Son oasis, Cathy se le prenait en pleine figure.

Oui, oui, oui. Se pouvait-il que l’autre soit jalouse de ce baiser d’absence que Cathy reçut déposé sur sa joue, sur sa bouche. Qu’elle ne lui pardonne pas cette intimité avec l’absence, soit. Mais ce quart de présence, qui agit sur elle au quart de tour et la fait réagir de même, si l’on en croit la manière qu’elle a de vivre ses jeux de mots - jeux qui savaient se jouer des quiproquos du réel (bye bye les hommes mariés), ce quart de présence, qu’en faire… Au lieu de partir au quart de tour vers les jeux de mots, un quart de tour vers l’autre. “Je pose” : Cathy au quart de tour. « Je retiens » : un quart de tour qui n’est pas un demi-tour.

Les jeux de mots de Cathy : quelle course pour rattraper les mots par leurs sens, leur essence. Cette projection sans distanciation ressemble à une farce de Mardi gras (les œufs et la farine en masque facial).

Le narrateur agacé à Cathy : “Et comme ça, vous attendez que le spectateur assume la fonction de distanciation ? Ma petite, ce n’est pas un psy, votre spectateur. »

Cathy, mystique de l’absence, danse son boléro, espère créer une présence. Elle s’entête à vouloir remplacer les rythmes par les mélodies - notamment les rythmes de l’histoire par quelques mythiques mélodies, après quoi elle essaye d’appliquer ces mélodies à ses petites histoires. Ainsi Mme Lilie reçut un message de Cathy qui la rendit perplexe : « - Il faut se débarrasser des mélos-dits de l’histoire ». Cathy, revenue à la préhistoire, voulait enflammer les coeurs en frottant deux pierres.

“Le jaillissement de la flamme, s’il survient, proviendra à coup sûr de l’usure…” commenta le narrateur en soupirant lourdement sur ce dernier mot tandis qu’il se laissait tomber sur une chaise, las de ces bouts d’histoires et de mythe que Cathy effilochait avec acharnement au lieu de chercher leurs raccords.

“Je cherche à libérer cette cariatide de mes visions qu’est l’absence”, avait écrit Pas-done.

“L’allégorie est un travail sur la fin”, avait dit le prof de français-philo la dernière fois que Cathy l’avait rencontré. Puis il lui avait cité une phrase de Nietzsche : “Meurs et deviens !” A défaut de pouvoir expérimenter une transition entre ces deux phrases, Cathy vécut en aveugle les conflits que générait en elle l’absence de transition, à moins que ce ne soit l’absence de transition possible. Cette phrase de Nietzsche évoquait pour elle une étrange relation à l’autre, à qui on dit « bonjour » et « adieu » à la fois. Observant Mme Lilie, elle ressentit que celle-ci travaillait sur une continuité, tandis que Cathy chutait dans des puits comme d’autres prendraient l’ascenseur. Faut-il que le narrateur spécifie qu’en écrivant : “Cathy et Mme Lilie s’étaient donné rendez-vous. Elles s’attendirent l’une à l’ascenseur, l’autre à la margelle du puits et ne se rencontrèrent donc jamais”, il contreviendrait à l’objectif qu’il s’est fixé : raconter l’histoire de Cathy Paddon et de Lilie Altou, et basta.

“Je pose” : un dénouement fabriqué comme un textile synthétique ; “Je retiens” : des instantanés de situation. Cathy résolut d’écrire en imaginant, posé sur un coin de son bureau, un sablier dans lequel les regards et les images vivantes s’écouleraient en une rencontre mutuelle toujours accomplie, toujours recommencée. Elle songea, en considérant le mouvement du sable, aux trajets que pourrait bien emprunter la fiction littéraire. “Que seraient les vitraux, ou les pierres, sans la lumière ?”, lui avait dit Mme Teest. Cathy entrevit que jusque là, elle s’était dilapidée dans ses contrastes, dans ceux qu’elle avait déclarés siens, sans même songer à s’y récupérer, telle une amazone échangeant un sein contre un fer de lance.

De son côté, le narrateur cherche comment aller repêcher l’inénarrable Cathy au moyen de la fiction. Il ne peut que constater comment l’étudiante se heurte de plein fouet à la fiction, désemparée et douloureuse. Pour Cathy, “fiction” signifie “fixation-factice”.

“Je pose” : Cathy cherchant à cerner l’image dans sa dynamique d’absence ; je retiens qu’elle perçoit la dentelle vivante aux arbres de septembre. A l’occasion d’une autre promenade au bois à l’étang fascinant, Cathy eut la sensation d’être assise, jambes et bras tendus et tournant sur elle-même, comme cherchant des pieds et des mains l’horizon. Elle se dit qu’elle faisait des pieds et des mains pour chercher l’horizon. “Vous rêviez ? Eh bien, aimez, maintenant !”, telle était l’étrange variante d’un vers de “La Cigale et la fourmi”, telle qu’elle lui vint à l’esprit, au bord de l’étang.

Elle ne pouvait contempler les nuages sans prêter attention aux racines, à l’humus. Le regard chevillé aux pas, elle avançait. Se comprenant encore en jeux de mots, elle se dit qu’elle n’y voyait pas plus loin que le bout de ses pieds. Recluse dans ses jeux de mots, elle manqua bien des rendez-vous avec des images en elle qui ne jouaient pas aux mots. Avec des images qui ne sont pas au mot près, qui ne se bornent pas à réfléchir la lumière sans en avoir digéré la moindre fibre. Or Cathy vivait en noir et blanc - et désespérait parfois. Elle pensait à blanc et au noir. Ce fut en contemplant l’humus des forêts qu’elle se sentit naître à la couleur. Jusqu’alors, elle s’était consolée du manque de couleurs en improvisant au clavier des mots. Contemplant un tableau de Léonor Fini, “L’Egarée de Staglieno”, elle avait écrit : “Baîllonnée de noir, Narcissa errait dans les images blanches”. Il faut dire qu’au cours de cette ère du noir et blanc, Mme Lilie l’observait bien plus que Cathy, elle, n’était capable de l’observer. Dans un de ses cours, elle glissa une citation de Kafka tout en regardant Cathy dans le blanc des yeux : « un écrivain ne devait pas se préoccuper des mots ; il importait avant tout qu’il soit à la hauteur de ceux-ci ». Entendant cela, Cathy dit à Mme Lilie : « - Vous avez les yeux d’un noir limpide ». Et avec l’esprit de conséquence que nous lui connaissons, elle écrivit au prof de français-philo, disant qu’elle était dans le rouge.

“Je pose” ; “Je retiens” : ce sont les calculs de la fiction. Lecteur, auteur - le cas échéant, cela peut revenir au même : les deux se trouvent dans la fiction. Si le lecteur n’était pas déjà présent dans la fiction, il serait réduit à un simple facteur mathématique : il ne serait que le produit de l’opération “fiction” multipliée, divisée, soustraite, additionnée par le facteur “auteur”. Et la « fixion » de fixer le lecteur d’une prunelle de Gorgonne…

Cathy fut d’abord persuadée que la réalité opérée par la fiction ne ferait pas un compte rond. Que faire des décimales, des demi-mesures. Quelle castration, détournement de fonds, etc. Puis elle soupçonna que lorsque les chiffres de la réalité ne faisaient déjà pas un compte rond, les opérations de la fiction devraient aider à calculer ces chiffres de la réalité à la décimale près, à la virgule près. C’est ce qu’on appelle faire le point. Précisons que cette idée, dont l’essentiel est encore dû à la pensée dans le jeu des mots, vint à Cathy après quelques heurts avec Mme Lilie. Cette dernière, en effet, ne savait plus par quel moyen inculquer le langage du raisonnement universitaire à cette étudiante à la fois si habitée de vie et si complexée face à celle-ci, à en perdre toute notion de bon sens. Elle commençait à perdre patience. Cathy lui semblait souffrir d’un dérèglement des cinq sens de la raison. Ces cinq sens, elle les avait à fleur de peau ou en carapace, tour à tour. A quand la transformation de ces cinq sens ténus comme un contour, pour atteindre et épouser la plénitude d’un matériau ? La main de Cathy sur le sein de Mme Lilie ?


Cathy rêva de la beauté comme étant composée de vie et de poésie. De la beauté poérotique. Dans cette composition n’entraient cependant pas d’anecdotique, pas d’histoire, pas de projection, bref, rien qui n’offrît une quelconque prise à une main amoureuse. Elle rêva que cette beauté poérotique avait traversé, telle une boule de feu, ou plutôt telle un jeu de boules de feu, la littérature de tous les pays et de tous les temps. De ces fulgurants passages, nul n’avait pu retenir quoi que ce soit. Faute de quoi on retint seulement les dégâts causés. Un film d’auteur en négatif (bon pour la Palme d’Or à Cannes).

“Vous vivez de l’air du temps”, jeta à Cathy Mme Lilie d’un regard plein de courroux. “ - Vous aussi, d’une certaine manière”, répliqua Cathy, faisant allusion aux discours universitaires inconsistants. Tous les étudiants cherchaient un job ; Cathy se cherchait. Elle en vint à penser que si Mme Lilie et elle-même ne pouvaient se rencontrer à partir des réalités propres à chacune, peut-être le pourraient-elles de par la complémentarité de leurs souhait non exaucé. Mme Lilie avait cru pouvoir communiquer de son savoir à Cathy ; cette dernière avait cru pouvoir lui communiquer de sa poésie. Le manque d’une quelconque histoire entre elles leur laissait des blancs, des bleus et des noirceurs. Cathy réécrivit : “Je suis dans le rouge” et cette fois-ci projeta de ce rouge sur et dans l’étang, sur l’écorce des arbres, entre leur écorce et leur tronc, dans les champs de blé, sur les nuages. Le mouvement des mélanges lui enseigna ces couleurs. Au lieu de laisser infuser ses mots dans les bleus, les blancs et autres noirceurs, elle projeta ces couleurs, se servant pour cela des fibres du regard – ce regard si attachant par la souplesse d’observation qu’il procure au corps, fit découvrir à Cathy que l’on pouvait chercher les histoires d’une beauté sans pour autant ne faire que lui chercher des histoires. Dire combien Cathy aimait voir le rouge se mêler aux nuages dont les volumes ressemblaient tant aux contours… Non, ce n’était pas offrir des roses rouges à la lune, ni même un compromis entre “être dans le rouge” et être sur son petit nuage. C’était une histoire entre regards et beautés. Déraciner une poignée de silence, puis désigner l’autre par ce silence suffisamment enraciné en soi pour qu’il atteigne le bout des doigts et, un doigt posé sur la bouche, avancer vers cet autre.

Assises côte à côte dans un café, Mme Lilie observant Cathy dont le genou voisin faisait un mouvement de balancier, animé par toute la jambe battant le rythme de la rencontre avec une jambe sœur qui n’est pas la sienne, étrangement aimée. Mme Lilie tourne les pages de l’essai que lui a remis Cathy, du début à la fin, de la fin au début, encore et à nouveau, non comme s’il s’agissait de lire les mots contenus, mais comme si la moisson était devenue pressante. Elles se regardent. Un silence comme un arbre intérieur dont les saisons seraient soufflées à chacune de l’extérieur.

Cathy voulant rendre compte de ceci à Mme Lilie lui proposa une promenade en forêt. L’automne en était alors aux trois-quarts de sa saison. Cathy pensa qu’il suffisait d’ajouter un quart de présence de Mme Lilie, ainsi le tableau serait parfait. L’intéressée (qui ne l’était pas) répondit qu’elle irait volontiers - lorsque les promenades en forêt seraient plus de saison. Pour Cathy, les saisons se mirent alors à souffler de l’intérieur. Encombrée de ses vérités, elle ne se mit pas moins à attendre que quatre d’entre elles lui viennent de l’extérieur. L’oiseau tout cuit qui vous tombe dans la bouche ? Mais c’est là une allégorie, on sait qu’elles ne plaisent pas à Cathy. Lui soufflant ses conflits à fleur de peau, un vent mauvais faisait à Cathy “La mer, la mer toujours recommencée”. Elle décida d’attendre, pour sa prochaine promenade en forêt, que le temps soit ensoleillé et brumeux.

“Et peut-on savoir quels cieux vous vous figurez pour cette scène ?”, demanda le narrateur, goguenard.

Cathy s’en retourna à l’étang par une radieuse journée de soleil voilé - “radieuse” désignant la joie de Cathy en témoin privilégié de la communion entre la condensation du ciel et la rosée présente dans les mousses, l’humus, les racines avec leurs champignons et servant de levain à cette pâte forestière qui recevait à présent, après un orage nocturne, les rayons d’un soleil de fin de matinée. Cathy n’avait de regards que pour le fil et le volume des eaux de l’étang dans lequel elle essayait goulûment de lire les rouges entre Mme Lilie et elle. Beaucoup d’images écoulant des histoires jusqu’à en perdre le fil, celui du tranchant des pages tournées, celui qui sert de marque-page à l’histoire. “Je pose” : comment Cathy aurait-elle pu mettre de l’eau dans son vin puisqu’elle le buvait des yeux. “Je retiens” : l’attitude de Cathy qui, ayant entendu “vin”, comprit “vain”.

Il semblait à Cathy que les eaux n’avaient de consistance que grâce aux différentes luminosités les brassant. La lumière, un courant géologique guidant les regards de Cathy sur l’eau. Restant là à considérer ces eaux comme un tissage de courants - tissage mêlant à sa trame minéraux, végétaux et poissons - , Cathy songea que ces doigts de lumière devaient travailler à la trame des regards amoureux, comme elles travaillaient, de la surface, les eaux dans leur volume. Dans leur corps. Ces sarments de lumière, ce sont aussi les branches des arbres. Un jour qu’elles parlaient toutes deux de « La Cathédrale Engloutie” de Debussy, Mme Lilie évoqua une forêt de pierres. “- Nos regards sont faits pour s’y promener, non pour y vivre”, lui rappela-t-elle. Cathy approuva comme de très loin, en écho ténu aux paroles de Mme Lilie ; elle faisait surtout écho à sa propre nostalgie. On le saura, à la fin : elle avait appris un peu avec beaucoup de difficultés, d’épreuves, à sourire à l’absence. “La voilà repartie à sourire d’absence”, pensait effectivement Mme Lilie, agacée. Sourire, chanter -pleurer. Décidément, une boule d’intempéries restait coincée dans la gorge de Pas-done. Il arrivait aussi que les contrastes que représentent pour Cathy une ou un autre viennent s’imprimer sur ses rétines, sur la rétine de ses sens. Il lui semblait alors devenir un sarment de la trame du temps, empli de la sève des secondes.

Cathy avait écrit : “La tâche de l’écrivain est de faire en sorte qu’une porte soit ouverte ou fermée. C’est pourquoi il est souvent dans les courants d’air”. Etudiante à l’université, Cathy s’était souvent dit que si l’on pouvait parvenir à secouer le prunier de l’institution sans recevoir de prunes, ce serait un progrès historique. Pour suivre ses pensées, emprunter des correspondances oniriques - par exemple cette image d’un chêne dont on considérerait les racines, leur disposition, leur ancrage dans un sol constituant la bordure d’un lac, et dont on contemplerait le faîte par les reflets de celui-ci portés plus loin sur l’eau, comme si les ombres du chêne s’étaient posées par ricochets et en frémissaient encore et toujours plus haut. Il se pourrait aussi que ce soit l’inverse : on contemplerait les racines dans le jeu des eaux et la cime sur le rivage.

“Bof, ce n’est là qu’une fade répétition du shakespearien:
‘One foot in sea and one on shore
To one thing constant never.’ Nous y sommes : beaucoup de bruit pour rien !”, trancha le narrateur à l’intention de Cathy. Devant l’air ébahi de celle-ci, il précisa : « - Ces vers sont de Shakespeare, vous devriez vous plonger dans ce bouquin de toute urgence, jeune femme ! »

Le courant, ses racines qui vont sans retour... Cathy voulait cesser de faire de son petit monde un chevalet où il n’y aurait qu’à projeter des couleurs, sans qu’importe qui recevrait quoi, et ce que cela pourrait bien rendre. Elle s’amusait de songer que sa manière d’agir - une sorte d’avant-garde se jouant sur l’arrière-scène (la fac !) - avait dû consterner plus d’un des membres du corps universitaire. C’aurait été un acte manqué et bien visé à la fois. Un brillant échec. Le problème était que ce jeu vexatoire auquel s’était amusée Pas-done (il y avait quelque chose de félin en elle) la coupait du contact avec certains se méfiant de ce Narcisse semblant voir tous et toute chose comme la prolongation de son propre regard.

Reprenant les vues qu’elle donnait, restituant aux autres celles qu’elle avait reçu d’eux, Cathy encombrait ces mouvements de don et d’accueil de toute sa personne (il restait à peine assez de place pour une poignée de mains, et encore !) Disons que Cathy aurait fait un très mauvais facteur. Elle se serait transportée en même temps que les messages, c’est-à-dire qu’elle serait (et était !) transportée par ceux-ci. Ne perdant pas une miette du trajet, elle voyageait comme à amarres rompues entre point de départ et point d’arrivée.

La rencontre entre Mme Lilie et Cathy fut éprouvante pour les deux partis. Elles constituaient l’une la rive, l’autre le courant de leurs discussions. A plusieurs reprises, Cathy partit en courant presque, tandis que Mme Lilie se figeait en rive, bordant la course-fuite de Cathy comme une mère borde un enfant pour qu’il s’endorme plus facilement et ne soit pas assiégé par les mauvais rêves. Cathy se sentait à la fois rassurée et frustrée car elle avait l’impression d’être au bord - en marge - de leurs entretiens. Cependant, elle se disait que rivage et eaux n’étaient pas irréconciliables.

Cathy et son affection pour les images représentant la poésie comme acte manqué. Par une de ces associations d’images qui lui sont propres - un saut de chat à trappe ouverte, pourrait-on dire, Mme Lilie la regardant tomber à la trappe de ses mots ou s’attendant à cela -, elle se revit adolescente, courant des heures durant en ces endroits de la plage où sable et eau semblent oeuvrer à un rivage au point mousse. Cathy ne voulait pas parler de ses impressions à Mme Lilie : cela reviendrait à faire tomber ses mots à la trappe de la fiction. Elle préférait encore ses sauts de chat à trappe ouverte, même si ceux-ci manquaient parfois nettement de grâce. Elle appelait cela cultiver le mystère et commença à sentir une présence par le creux que celle-ci occasionnait en elle. Ni les rengaines de l’avant-garde d’arrière-scène, ni les exhortations à être plus classique ne comblaient ce creux dont tout ce que Cathy pouvait sentir était…ces fibres. Non, elle ne jouait pas là aux mots comme à la poupée des désirs. Fibres et creux constituaient l’endroit et l’envers d’un tissu. On pouvait toujours retourner la situation, vie et écriture devaient constituer, l’une pour l’autre et tour à tour, l’envers d’un même décor. Les universitaires, quant à eux, répugneraient sûrement à se livrer à des recherches sur l’envers du décor. “Je suis moi dans la mesure où j’observe de mes yeux quelque chose qui m’est extérieur”, avait dit Mme Lilie à Cathy qui écoutait, fascinée, cette plate évidence énoncée d’un ton docte et doux. Mme Lilie, Mlle en fait, était quelque peu amusée de voir les problèmes dans lesquels Cathy se débattait pour trouver une place à son écriture au sein de la fiction.

Cathy tenta de devenir le jardinier de ses regards, qu’elle se mit à cultiver avec soin. Elle rêva qu’elle devait planter des graines de feu dans un terrain vague (elle entendait : “terrain-vague”), eut l’impression d’être une île de feu perdue dans un désert d’océan. Son désir de complémentarité la coulait. Elle se disait aussi qu’elle pouvait entrer dans le tunnel de la fiction sans pour autant avoir à prendre tous les trains du regard. Jardinier, Cathy aimait l’idée que ses mots pouvaient être livrés aux intempéries, aux impératifs des saisons. Au début, elle se mit à surveiller leur cycle comme une jeune fille surveille les siens.

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